Discours de Gaston Monnerville pour la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage

Discours de Gaston Monnerville prononcé à la Sorbonne, le 27 avril 1948, pour la Commémoration du centenaire de l'abolition de l'esclavage

 

 

Il y a cent ans !

Pour un homme de ma race, comment prononcer ces mots sans une intense émotion. Dans l’esprit de la plupart des Français, ce n’est qu’une de ces nombreuses dates qui jalonnent l’Histoire de notre Pays et qui rappellent le souvenir d’une Révolution. Courte période sans doute, et combien méconnue ! Mais, à la vérité, l’une des plus pleines de l’Histoire de la République.

Chaque fois que dans ce pays de France, pays de mesure, de transition, les circonstances ne furent pas à l’unisson des idée le cours de la vie fut interrompu par une de ces explosions qui surprennent ceux-là seuls qui n’ont pas voulu ouvrir les yeux à la réalité.

L’explosion de 1848 secoua le monde entier. Jamais, à aucun moment de son Histoire, la France n’assista à pareille profusion d’idées. Jamais, la France n’avait attiré à ce point l’attention des peuples.

Février. Avec le peuple de France, l’humanité espère. Quelques mois passent, et voici que ce peuple, déçu de voir que l’ordre auquel il a cru et qu’il a voulu établir ne se réalisait pas, tourne le dos à ses conquêtes.

Immense échec, a-t-on pu dire. Mais est-il exact de prétendre que l’Histoire de l’humanité comporte de réels échecs ?

Est-il exact d’affirmer qu’une Révolution, manifestation de l’âme d’un peuple a échoué ?

A cette question, une réponse nette : historiquement, socialement rien n’est indifférent et rien n’échoue. Si 1848 n’a pas, aux yeux des Français, l’auréole de la Grande Révolution, c’est que, rapide comme l’éclair, elle n’a vraiment impressionné que ceux dont le regard restait tourné vers le point de départ. L’étranger contemplait la France; il fut ébloui. La France, et c’est hélas dans sa nature, rabaissa cet élan à des proportions qu’elle n’aurait pas voulu lui voir dépasser; et ce n’est que par l’écho qu’elle en eût, venant de l’extérieur, qu’elle put, mais trop tard, mesurer combien de beauté se trouvait en puissance dans ces 180 jours de 1848.

Des réalisations admirables de la Seconde République, il est resté peu de choses à la vérité, et c’est pourquoi l’on peut, légèrement, parler d’échec. Mais deux conquêtes essentielles demeurent : le suffrage universel, si imparfait qu’il ait été; et l’abolition de l’esclavage.

Des deux, la conquête définitive, jamais remise en question, fut bien l’abolition de l’esclavage.

L’esclavage des Noirs ! Messieurs SENGHOR et CESAIRE vous ont rappelé ce qu’a été cette plaie qui souillait l’humanité. Je n’en reprendrai pas le tableau. Cette institution jadis sacro-sainte était dans les moeurs coloniales et le Roi de France lui-même se livrait au commerce du « bois d’ébène ». Mais la sensibilité et l’instinct du peuple de France lui étaient contraires. Le peuple de France est hostile à toute négation de la liberté; et si le mérite des philosophes et des orateurs fut de diffuser par l’écrit ou la parole l’idée de l’émancipation, on peut dire qu’elle préexistait dans la sensibilité populaire. Ayant conquis la liberté par sa volonté et son propre sursaut, la masse française devait inévitablement vouloir l’étendre à tous les autres peuples asservis. Et tel a bien été le déroulement des faits : chaque fois que le peuple français a eu la possibilité de faire entendre sa voix, il a imposé l’abolition de l’esclavage.

En 1794 déjà !

Février 1794 ! Ardente époque qu’il convient de rappeler. Genèse de l’acte historique que nous célébrons ce soir. Certes, au cours du XVIIIème siècle, les philosophes et les hommes sensibles s’étaient souvent apitoyés sur le sort des Noirs. Mais tous, dans leurs pages les plus mordantes, dans leurs tirades les plus enflammées, tous, Montesquieu, l’Abbé Raynal, les Encyclopédistes, s’étaient bornés à des voeux platoniques et remettaient à une date incertaine et en tout cas fort éloignée, l’émancipation des esclaves. Ces sentiments étaient encore ceux de Condorcet, de Brissot, de l’Abbé Grégoire lui-même, lorsque, en 1748, ils fondèrent la « Société des Amis des Noirs », et se résolurent à entrer en lutte au péril de leur vie, contre les tout-puissants armateurs négriers et les propriétaires d’esclaves.

Le destin de la race des esclaves devait se jouer à Saint-Domingue, dans l’été de 1793, lorsque le Commissaire civil Santhonax et le Général de Laveaux, fidèles à la République, armèrent les esclaves pour défendre l’Ile contre les aristocrates anti-républicains. La proclamation de liberté générale émancipant des centaines de milliers d’esclaves se répercuta aux quatre coins de l’Ile. Mais Paris, seul, pouvait ratifier la décision prise. Et c’est l’inoubliable séance du 16 Pluviôse An II, au cours de laquelle, après avoir entendu les trois députés élus, venus de Saint Domingue, un blanc Dufay, un mulâtre Lilles, un noir Lars, dit Belley, la Convention Nationale proclama solennellement, dans l’enthousiasme fraternel d’un peuple délirant la première abolition de l’esclavage.

Pour certains contemporains, cet acte apparut, selon l’expression de l’Abbé Grégoire, comme l’éruption d’un volcan.

Les flammes jaillies de ce cratère ont illuminé le monde

et leur lueur ne devait jamais s’éteindre.

Février 1848, on est comme une nouvelle éruption. Sans doute fut-elle préparée par cette lente gestation qui précède toujours les ébranlements définitifs. Depuis 1794, la pression des événements et des hommes avait imposé aux régimes successifs des adoucissements en faveur des esclaves ; mais avec une lenteur qui témoigne de la résistance inhérente à l’ancienneté des institutions. Le malheureux peuple d’esclaves, tout comme le peuple misérable des travailleurs métropolitains de l’époque, ne pouvait accepter de trouver « dans les qualifications changeantes d’une infortune qui ne changeait pas « des raisons suffisantes d’espérance.

Cependant, l’évolution était en marche, irrésistiblement.

Des hommes qui ont lutté pour la hâter, on vous a tout dit. Mais pour nous, fils d’Outre-Mer, un nom brillera toujours d’une exceptionnelle clarté: celui de Victor SCHOELCHER. Le 4 Mars 1848, au cours d’une conversation pathétique, il convainc Arago de la nécessité de signer le décret désormais fameux qui proclame « Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves ».

Chargé spécialement des mesures d’application du principe ainsi courageusement proclamé, il préside la Commission spéciale a qui en a été confiée l’application. Et, en deux mois, le 2 Mai exactement, toutes les questions soulevées par l’émancipation sont étudiées et réglées.

Oeuvre admirable que ces décrets du 27 avril, tous placés au niveau des plus hauts principes républicains. Chacun de ces décrets est précédé d’un exposé des motifs, d’une élévation et d’une noblesse qui émeuvent. Chacun d’eux rappelle l’une des plus précieuses conquêtes spirituelles ou morales de l’humanité. Mais l’esprit qui présida aux travaux de la Commission de l’abolition de l’esclavage ressort mieux encore du rapport qu’au nom de cette Commission Victor SCHOELCHER présenta au Gouvernement.

« La Commission, y est-il dit, n’avait point à discuter le principe de l’affranchissement général; il est intimement lié au principe même de la République : il se pose, il ne discute plus aujourd’hui…

« La Commission n’avait pas davantage à débattre les conditions de l’émancipation. La République ne pouvait accepter aucune sorte de transactions avec cet impérieux devoir; elle mentirait à sa devise, si elle souffrait que l’esclavage souille plus longtemps un seul point du territoire où flotte son drapeau ».

Et portant ses vues encore plus loin et plus haut, SHOELCHER écrit ces lignes prophétiques, qui devraient toujours inspirer tous ceux qui élaborent des lois pour l’Outre-Mer : « L’affermissement et le développement de la France d’Outre-Mer par le travail vraiment libre, telle a été, après le décret de l’abolition, la pensée dominante de la Commission ». Et il conclut par cette proclamation qui atteint au plus haut sommet de la solidarité humaine : « La République n’entend plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle ne croit pas qu’il suffise, – pour se glorifier d’être un peuple libre -, de passer sous silence toute une classe d’hommes tenue hors du droit commun de l’humanité. Elle a pris au sérieux son principe; elle répare envers ces malheureux le crime qui les enleva jadis à leurs parents, à leur pays natal, en leur donnant pour patrie la France, et pour héritage tous les droits du citoyen français. Par là, elle témoigne assez hautement qu’elle n’exclut personne de son éternelle devise: « Liberté – Egalité – Fraternité ».

Telle est l’oeuvre. Lorsqu’on suit les efforts de celui qui l’a réalisée, on ne sait ce qu’il convient d’admirer le plus; la ténacité de l’homme ou la grandeur de l’oeuvre. Le témoignage d’un de ses contemporains les plus illustre nous en donne une idée exacte.

Lamartine, qu’il avait conquis à l’idée de l’émancipation- dit de lui : « Il n’a point passé une heure sans s’oublier. La justice est sa respiration; le sacrifice est son geste, le droit est son verbe. Chacune de ses réflexions fait penser à ce que nous nommons le ciel. Il est matérialiste, et il ne croit pas en Dieu. Comment !’homme peut-il tirer tant de vertu de lui-même ? ». Quel hommage! Oui, comment l’homme peut-il tirer tant de vertu de lui-même.

SCHOELCHER n’a puisé qu’en lui-même la force d’âme d’inspirer et de faire aboutir une oeuvre dont seul le temps paraissait pouvoir se charger. Homme de raison, observateur averti, cherchant les causes et les conséquences des faits, il fut véritablement un représentant type de la Révolution de 1848. S’étant instruit de l’esclavage, par tous les moyens, et même par de nombreux et périlleux voyages aux lieux où sévissait, son esprit en fut absorbé; sa conception de l’homme ne pouvait cadrer avec cette création de l’homme; il s’attacha à la faire disparaître, persuadé qu’une seule formule convenait: l’abolition totale et immédiate, seule conforme à la dignité humaine.

Cet homme de raison agit à la fois comme un mage illuminé et un cartésien rigoriste.

Sa foi, c’est la foi en l’homme; Sa croyance, c’est la croyance aux valeurs humaines; Nullement soutenu par cette certitude que donne à d’autres la foi en une force supérieure à l’être humain, il sut, seul, avec ses moyens d’homme libre, démontrer que l’homme peut aller toujours au-delà des limites qu’il croyait extrêmes.

Folie, criaient certains.

Comme un Chevalier de vérité, comme Perceval le « Chevalier Vermeil », il allait son chemin.

Il savait qu’il n’est pas de plus noble folie que celle qui, renouvelant le geste du sculpteur qui pétrit avec amour une argile informe jusqu’à lui donner forme et vie, veut buriner dans la lumière le visage de l’homme son semblable ; le relever du servile état où il croupit à genoux, et lui ouvrant les bras en un geste de fraternel amour, lui dire: « Toi aussi, mon frère, tu es un homme’

Utopie, ricanaient d’autres. Mais pour Victor SCHOELCHER, le devoir est impératif comme le destin. Il sait que « le service de la vérité est le plus dur service ». Par sa ténacité, calme et indomptable, il est parvenu à illustrer par anticipation la parole de Jaurès: « C’est des utopies généreuses que sortent les réalités bienfaisantes ».

Le message SCHOELCHER, la France se l’adressait à elle-même. Selon son génie propre, ayant adopté un principe, elle le poussait jusqu’à ses conséquences extrêmes. Et, si par le malheur des temps, l’oeuvre d’ensemble des hommes de 1848 fut compromise cette partie du moins reste présente et actuelle. Mais il ne suffit pas de se le remémorer. Il faut puiser dans l’étude de la Révolution de 1848 la force de la parachever.

L’esclavage des Noirs n’était qu’une des formes de la servitude humaine. Des formes de servitudes ont disparu ; d’autres sont nées qui pèsent lourdement sur l’humanité. Tant il est vrai que le progrès lui-même crée ses servitudes.

Chacune des conquêtes de l’homme tend à s’imposer à lui, à l’asservir; et sans cesse, il doit ajouter à l’effort sur la matière, un effort sur lui-même pour se libérer encore. Il arrive qu’il se lasse de ce combat ; qu’il se plaigne de son sort de Sisyphe. S’il s’arrête, il est perdu. Il importe que ceux qui sont éclairés se dévouent pour le soutenir, pour veiller à ce que sa flamme intérieure ne s’éteigne pas. Pour cette oeuvre il faut de la conscience, de la dignité, de l’amour, vertus qui ne se conçoivent et ne s’épanouissent que dans la liberté.

Puisse ce message de 1848, inspirer nos pensées et nos actes; à la vérité, il a imprégné très largement la nouvelle Constitution française et notamment la partie consacrée à l’Union Française. « La France, dit le préambule de la Constitution, forme avec les peuples d’Outre-Mer, une union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion ».

« Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ». L’originalité de ces principes commence dans les conséquences que la Constitution en tire elle-même. Pour la première fois se trouve fixé le processus qui va permettre à des parties de l’Union d’accéder à la personnalité politique. Par ailleurs, il n’est plus de distinction entre les races groupées au sein de cette communauté. Seul, l’homme demeure, avec ses vertus propres.

Sous le signe de la liberté, de la fraternité, commence à se fonder la véritable égalité, et chacun prend sa place et ses charges dans l’administration des affaires communes. Le geste de 1946 s’inscrit dans le sillage de celui de 1848. La même audace, la même noblesse s’attache aux deux. Il appartient maintenant aux hommes de bonne volonté d’y rester fidèles dans la pratique.

Qui, mieux que vous, fils de France, peut ressentir la résonance humaine de 1848.

Un peuple – un homme – le génie d’une nation ; voilà ce que concrétise l’acte immortel que nous magnifions ce soir. Quel plus haut exemple pourrait animer votre volonté. Ne pas achever la libération sociale commencée, rester inactifs, se serait vous renier vous-mêmes alors que la France, fille ainée de l’humanité libre par dessus cent années, vous tend le flambeau.

Nul ne peut, nul ne doit, aux heures sévères que nous vivons prétendre demeurer dans une expectative ou une contemplation différente.

L’homme n’est réellement libre que lorsqu’il a contribué à agrandir le domaine de la liberté.

Contre la volonté, il n’est point de fatalité. Tout est possible à celui qui refuse la servitude. C’est la leçon exaltante qui se dégage de l’exemple même d’un homme comme Victor SCHOELCHER. C’est celle dont nous, hommes de couleur, venant de tous les horizons d’Outre-Mer, voulons nous inspirer sans cesse, car elle nous montre qu’une volonté tenace, mise au service de la raison et d’un haut idéal, est susceptible de changer la face du monde.

Elle a été notre guide aux heures où là le fanatisme bestial menaçait d’éteindre les lumières de l’esprit et où avec la France, risquait de sombrer la Liberté. C’est elle qui brillait au front de ces hommes d’Outre-Mer qui, répondant au geste historique de leur congénère Félix EBOUE partirent pour la croisade de la libération, surgissant du Tchad à travers le Fezzan, parcourant victorieusement la Lybie, la Tripolitaine, la Tunisie, puis remontant la vallée du Rône et, versant le meilleur de leur sang sur la terre d’Alsace et devant Colmar même, libéraient à leur tour le berceau de leur libérateur. Voilà la leçon et la justification de Victor SCHOELCHER. Ces fils d’affranchis se jetèrent dans la lutte, non pas comme des mercenaires sans âme, mais comme des hommes qui, depuis SCHOELCHER et grâce à SCHOELCHER, ont compris qu’il n’est pas au monde de bien supérieur à la Liberté.

C’est aussi pour marquer cette vérité que notre piété se propose d’unir bientôt en un même hommage deux hommes dont les noms symbolisent à la fois le geste libérateur de 1848 et ses conséquences humaines; dans quelques semaines, réalisant l’une des aspirations les plus anciennes, des hommes de couleur, synthétisant en un geste émouvant ces cent années d’histoire de la liberté, la Patrie reconnaissante unira, sous le Dôme du Panthéon, où elle garde le souvenir de ses grands serviteurs, le fils de cette Alsace dont les hommes de 1793 disaient déjà que là commence le pays de la liberté, et un fils de ces affranchis dont la foi et la volonté ont puissamment aidé à sauver le paysde la liberté. Victor SCHOELCHER et Félix EBOUE seront réunis, le même jour, en un même cortège, dans le même sanctuaire de la montagne Sainte Geneviève. Alors, à ceux qui douteraient encore, à ceux qui s’attarderaient à s’interroger sur l’opportunité du grand geste que fut l’émancipation des esclaves et leur appel à la citoyenneté, à ceux qui, pendant longtemps, ont souri de la « naïveté » des révolutionnaires de 1848 et de leurs utopies, nous qui avons médité tant sur l’acte que sur les mobiles du grand abolitionniste, nous qui avons perçu la résonance profonde qu’il a eue dans l’esprit de tous les citoyens du monde, nous crierons de toute notre foi, du plus profond de notre être reconnaissant : « Oui, Victor SCHOELCHER avait raison ».

Gaston MONNERVILLE.

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