Tribune – Les mille et un visages d’Ilan

Il y a 15 ans, Ilan Halimi décédait de ses 24 jours de séquestration et de tortures. Frappé, tailladé, brûlé, affamé, il était, par un matin glacial, abandonné le long des voies ferrées du RER C, à Sainte-Geneviève-des-Bois.

Ses tortionnaires l’avaient ciblé parce qu’il était juif et attendaient des « siens », réputés riches car juifs, qu’ils versent une rançon. Voilà, dans cette affaire criminelle, où se logeait l’antisémitisme, doublé d’une crapulerie sans bornes. Le Juif riche et, pour tout dire, illégitime à l’être. Le Juif que l’on jalouse. Le Juif qu’une « admiration » malsaine conduit à détester et autorise alors à supplicier.

Le décès d’Ilan Halimi, je l’appris au Rwanda alors que je participais, en tant que président de SOS Racisme, à un séjour sur le dialogue entre les mémoires juive et tutsie que Benjamin Abtan, alors président de l’UEJF, avait initié pour son organisation. Nous avions immédiatement appelé à une manifestation entre République et Nation à laquelle participèrent des dizaines de miliers de personnes dont nombre brandissaient ou arboraient la petite main jaune.

Les années qui suivirent furent pourtant trop souvent celles d’un schisme entre la lutte contre le racisme antinoir et antiarabe et celle contre l’antisémitisme, qu’à SOS Racisme nous avons toujours considérées comme une seule et même lutte. Ce schisme fut nourri des logiques de repli que la peur favorise (ce que les attentats islamistes entendaient précisément hâter lorsqu’ils frappèrent les Juifs en 2012 et 2015, en plus du plaisir de tuer ces derniers). Il le fut également des défaillances institutionnelles visant à communautariser les réponses tout en se défendant de tout communautarisme. Il le fut enfin de la libre expression de la petitesse humaine qui se déploie lorsque les institutions – nationales, communautaires, militantes… – défaillent.

Cette petitesse prit bien des visages.

Celui de la confidence : « Entre nous, Dominique, il faudrait qu’on fasse comme les Juifs qui eux, au moins, savent s’organiser » (autant dire que ce « on » ne m’intéresse pas).

Celui du repli : « SOS Racisme n’est pas légitime à appeler à une marche suite aux meurtres antisémites de Merah car ce ne sont pas des victimes antiracistes, ce sont des victimes juives » (dixit un responsable communautaire juif).

Celui de la recherche du profit politique chez des élus qui surfent sur la dénonciation de l’antisémitisme comme masque à une haine envers les arabes, les musulmans, les noirs… alors qu’ils ont une tête à dénoncer des Juifs en 40. Ou chez ceux qui surfent sur la dénonciation du racisme comme masque à l’accompagnement de replis victimaires qui peuvent saisir une partie de leur électorat.

Celui des responsables associatifs qui choisissent leurs mots, leurs alliances, leurs dénonciations, leurs indignations en fonction du nombre de « likes », « commentaires » ou « partages » que cela occasionnera auprès d’un public dont on ne s’adresse plus à l’intelligence mais aux émotions les plus viles, celles de la peur et de la haine, fut-elle exprimée avec une politesse toute formelle.

Celui des excitateurs de réseaux sociaux qui, ivres de leur gloriole qui se mesure au nombre de followers (quelle misère…) et leur fait rêver de décrocher le graal d’une chronique sur CNews, annoncent, telles de mauvaises Cassandre, que tout va de mal en pis dans un pays censé être au bord d’une guerre civile amenée par une jeunesse fanatisée.

Pour ma part, je reste fidèle à quelques principes militants :

  • c’est ensemble qu’on lutte contre le racisme et l’antisémitisme, bien loin des barrières identitaires propres à l’extrême-droite et dont il faut regretter qu’elles soient parfois dressées par des révolutionnaires d’opérette dont la virulence des peu conceptuels « concepts-bulldozers » (« racisme d’Etat », « racisés », « concernés et alliés »…) n’a d’égale que la pauvreté de la grammaire humaine
  • il faut dire ce que sont celles et ceux qui demandent des brevets de « République », de « laïcité » et d’ « universalisme » aux noirs et aux Arabes alors que, sous leurs masques, ils incarnent l’antithèse de ces beaux principes et expressions : au pire des racistes, « au mieux » des individus engoncés dans un esprit colonial qui ne peut leur faire concevoir l’Autre que comme un être à éduquer (si tant est qu’il soit éduquable se diront éternellement ces éducateurs)
  • le taux de mélanine n’est ni un brevet de légitimité militante ni un critère d’opprobre
  • l’éthique – c’est-à-dire en l’espèce le maintien d’un lien ténu entre sa pensée profonde, ses objectifs affichés et ses buts réels – est fondamentale pour choisir sur quoi et avec qui combattre
  • c’est dans la jeunesse – en réalité bien plus encline à lutter contre le racisme et l’antisémitisme que nombre de ceux qui la dénoncent – que reposent les espoirs de lendemains meilleurs.

Celles et ceux qui sont armés de ces quelques principes que l’on aimerait pouvoir qualifier de banalités verront dans le visage d’Ilan le visage de l’un des leurs ou celui d’un Autre. Mais, toutes et tous y verront les mille et un visages de l’Humanité. Le visage d’un bonheur brisé par la haine. Un visage qui est celui du pogromé, du génocidé, de l’esclavagisé, du colonisé, du ratonné, de l’humilié, du rabaissé… Bref, les visages de toutes celles et tous ceux qui, hier et aujourd’hui, ici ou ailleurs, et dans des formes et des intensités aux variations infinies se voient empêchés de vivre, de grandir, de s’épanouir et de rire.

Quant à celles et ceux qui ne se sentent pas concernés qu’Ilan Halimi ne soit plus là (« C’est vieux tout ça, et puis on parle toujours d’eux »), que des noirs se fassent tabasser par la police aux cris de « sale nègre » (« Il n’y avait pas de son sur la vidéo! ») ou que des Arabes soient la cible de malveillances récurrentes (« Ouais, enfin, tu vas pas comparer des propos racistes et des discriminations avec un crime antisémite! »), je me permets de vous le dire en toute fraternité: « Je vous emmerde ».

Par Dominique Sopo, président de SOS Racisme.