[TRIBUNE] – A quand une vraie lutte contre le racisme au sein des forces de l’ordre ?

Libération – 27 avril 2020

 

Les propos racistes tenus par des policiers, dimanche, sur les rives de l’Ile-Saint-Denis n’ont rien d’un «dérapage» isolé. C’est un problème structurel qui renvoie aux logiques de maintien de l’ordre, aux pratiques des hiérarchies et aux discours institutionnels face au racisme.

Aux premières heures de ce dimanche 26 avril, une scène fugace aurait pu laisser penser que nous étions replongés dans la France des années 1960 ou 1970. Au bord de l’une des rives de l’Île-Saint-Denis que baigne la Seine, des agents de la police nationale marchent avec, à leurs côtés, un homme qu’ils ont interpellé. Ils viennent de le repêcher après que ce dernier a sauté dans le fleuve pour tenter de leur échapper.

Scène « banale » d’une activité policière nocturne. Mais ces agents en poste au commissariat d’Asnières-sur-Seine ne se contentent pas de marcher. Ils parlent, hélas ! Et que disent-ils, dans leurs phrases amusées ? « Un bicot comme ça, ça ne nage pas. (…) Ça coule, tu aurais dû lui accrocher un boulet au pied. »

Mais nous ne sommes pas dans les années de la Guerre d’Algérie et de ses remugles antiarabes. Pas plus qu’il n’y a la caméra d’Yves Boisset en train de filmer une scène de Dupont-Lajoie. Il s’agit d’une scène réelle et actuelle, qui met aux prises un homme venu d’Egypte et des agents au racisme grossier et hilare. Des agents dont l’(in)culture ne leur permet sans doute pas d’entrevoir le moindre rapprochement entre, d’un côté, la scène dont ils sont les protagonistes et, de l’autre, notre cinéma d’auteur ou l’histoire de notre Empire défunt dont l’un des derniers épisodes se déroula le 17 octobre 1961, lorsque des Algériens furent noyés dans la Seine par des agents de la police de Papon.

Nous pourrions ici parler de la longue suite de violences qui ont émaillé l’activité de la police ces dernières années, en y incluant les personnes aux yeux crevés ou aux mains arrachées lors du mouvement des Gilets jaunes ou les cortèges syndicalistes bousculés ou molestés.

Bien que pertinents, je ne les évoquerai pas car leur réalité a été énoncée par le pouvoir politique qui, à contrecœur et avec retard, en reconnut l’anormalité du bout des lèvres présidentielles. Au point, du bout des mêmes lèvres, de demander au ministre de l’Intérieur d’élaborer des préconisations en matière de déontologie.

Je préfère ici me concentrer sur une réalité à laquelle est opposé un tenace déni et dont la simple énonciation produit autant d’effets à l‘endroit de celles et ceux qui sont interpellés qu’un pet sonore en pleine célébration d’un baptême : le racisme au sein des forces de l’ordre.

Depuis plusieurs années, des faits dramatiques se sont produits à l’endroit des personnes d’origine immigrée, souvent résidentes de quartiers populaires. La mort – par peur de la police – de Zyed et Bouna, la mort d’Adama Traoré, les blessures infligées à Théo… A chacune de ces « affaires », l’analyse du racisme et de la vision dégradée des habitants des quartiers populaires au sein des forces de l’ordre fut repoussée par les différents pouvoirs, quelles que furent les circonvolutions empruntées. Pourtant, si ces événements eurent autant de retentissement, c’est parce qu’ils faisaient écho chez nombre de citoyens à des interactions avec les forces de l’ordre trop souvent perçues, non sans raison, comme empreintes de racisme. Que ce dernier se traduise par des mots, du surplomb, de l’humiliation ou de l’irrespect.

Je connais toutes les parades discursives qui se déploient avec une fainéante frénésie lorsque ce racisme est évoqué.

En prolongement de la scène qui s’est déroulée à l’Île-Saint-Denis, il sera ainsi rapidement exprimé – par des responsables politiques, quelques éditorialistes et une partie des syndicats policiers – que les agents des forces de l’ordre font un « métier dur » qu’ils exercent avec « courage ». Parade sans objet et dont on se demande à qui elle s’adresse. En effet, sauf à prendre les citoyens pour de parfaits idiots, chacun aura remarqué qu’un policier est davantage exposé au danger que ne le serait un fleuriste.

Il sera également exprimé par les mêmes catégories que « les policiers racistes sont des exceptions car la majorité des policiers fait correctement son travail ». Malheureusement, il se trouve que maintes données chiffrées montrent qu’une partie substantielle des forces de l’ordre – policiers et gendarmes – vote à l’extrême-droite ce qui, je le crains, n’est pas sans rapport avec une vision du monde marquée par le racisme. Il se trouve en outre que nous connaissons trop de policiers ou de gendarmes d’origine immigrée ou ultramarine qui, dans un silence douloureux, endurent une ambiance de racisme quotidien de la part de leurs collègues. Il se trouve également que l’exceptionnel corporatisme policier, qui empêche souvent les langues de se délier, exerce sa puissance de façon sélective : alors que des dénonciations de collègues « ripoux » interviennent parfois, des témoignages contre des comportements racistes de la part de coéquipiers semblent des réalités aussi rares qu’un tweet féministe de Donald Trump. Cela tient à la très forte acceptabilité interne d’une vision racialisée du monde, acceptabilité d’autant plus forte que la dénonciation du racisme par la hiérarchie apparaît largement formelle.

Je n’ignore pas non plus que, ces dernières heures, des mains policières fébriles ont épluché le casier judiciaire de l’homme qualifié de « bicot ». Et si rien de consistant n’en ressort, il se trouvera bien un titre de presse pour assaisonner les rogatons tirés de ce « travail » d’un discours de défense de la civilisation face aux quartiers.

En cette période où le confinement a donné aux forces de l’ordre un pouvoir de contrôle rarement – sinon jamais – atteint, la problématique du racisme s’est logiquement amplifiée. Elle s’est manifestée ces derniers jours par des contrôles particulièrement vexatoires et, ce week-end, par l’expression – en des mots dénués de toute ambiguïté – d’un racisme crasse.

Le pouvoir politique a le choix, comme ses prédécesseurs, de mener la politique de l’autruche devant cette problématique. Il a également la possibilité de faire preuve de dignité républicaine. Non seulement en sanctionnant durement les faits de ce week-end. Mais, plus globalement, en ouvrant le chantier de la lutte contre le racisme au sein des forces de l’ordre.

Car si le racisme est porté par des femmes et des hommes, il renvoie également aux logiques de maintien de l’ordre, aux pratiques des hiérarchies et aux discours institutionnels face au racisme. Autant de réalités dont la responsabilité incombe directement au pouvoir politique.