Monsieur le Président Directeur Général de l’AFP, faites respecter une présentation éthique du génocide arménien

Monsieur le Président Directeur Général,

L’Agence France Presse, que vous présidez depuis 2010, bénéficie d’une renommée internationale. Les médias et les institutions qui -de par le monde- sont abonnés à vos services vous accordent toute leur confiance et attendent de vos dépêches la qualité et l’objectivité qui ont fait votre réputation depuis des décennies.

Le recoupement des informations, le recours aux avis des spécialistes, l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs quels qu’ils soient, sont les caractéristiques d’un « journalisme à la française » dont on attend qu’il s’affirme comme source fiable sur les sujets les plus divers, et notamment les plus épineux.

La question des génocides et de leur déni fait à l’évidence partie de ces sujets complexes que tout journaliste se doit de traiter avec rigueur: il en est ainsi de la Shoah, dont la négation s’appuie sur un antisémitisme virulent et mortifère qui ne connaît pas de frontières, du génocide des Tziganes, trop souvent occulté, du génocide des Tutsi que certains voudraient voir enfoui sous de douteuses équivalences illustrées par la fumeuse thèse du « double génocide », ou des actes génocidaires perpétrés à l’encontre des populations du Darfour, activement masqués par les mensonges d’un gouvernement de Khartoum jouant de la difficulté d’accès à l’information.

Bien que l’AFP soit encline à utiliser l’expression « génocide rwandais » plébiscitée par les négationnistes du génocide des Tutsi, elle tente généralement de tracer le chemin vers une information appropriée sur l’ensemble de ces graves sujets.

C’est pourquoi, nous ne comprenons guère l’angle choisi dans la presque totalité des dépêches de l’Agence France Presse pour traiter du génocide dont furent victimes les Arméniens de l’Empire ottoman en 1915. La dépêche du 21 juin 2016 est révélatrice des pratiques qui nous interpellent:

« La Turquie n’accepte pas que des Etats étrangers reprennent la thèse des Arméniens, selon lesquels 1,5 million des leurs ont été tués entre 1915 et 1917, dans un ‘génocide’ à la fin de l’Empire ottoman. Elle affirme qu’il s’agissait d’une guerre civile dans laquelle 300 à 500.000 Arméniens et autant de Turcs ont trouvé la mort. »

  • L’AFP prend régulièrement le parti de mettre le mot génocide entre des guillemets, y compris lorsque cela ne correspond à aucune citation dans le texte. Ce faisant, et par le jeu des reprises in extenso dans la presse nationale et internationale, elle distille le doute auprès de millions de lecteurs sur la réelle qualification de ce crime contre l’humanité.
  • Plutôt que de se référer au travail des historiens internationaux qui ont amplement étudié et défini les faits, l’AFP choisit de faire de ce génocide largement documenté l’objet d’une « thèse des Arméniens ». Pire, au lieu de se contenter de souligner que la Turquie persiste dans son déni, elle oppose systématiquement à cette supposée « version arménienne », l’historiographie négationniste, complaisamment détaillée, de l’État turc.

Pourtant, plus d’une centaine d’historiens européens (au premier rang desquels des chercheurs français), américains, israéliens, arméniens et même turcs, affirment sans contestation possible et depuis fort longtemps, la qualification de génocide pour le cas arménien, comme c’est le cas dans cette pétition publiée dans le New-York Times le 9 juin 2000, signée par Elie Wiesel.

Les services de l’AFP, et vous-même, avez été alertés à maintes reprises de l’émoi légitime que votre ligne éditoriale provoque depuis de nombreuses années. Vous n’êtes pas sans savoir qu’elle entre en résonance avec la propagande d’un Etat puissant qui -à coup de chantages et de menaces- tente d’imposer sa réécriture de l’Histoire dans toutes les instances internationales; sans oublier les pressions qu’il exerce sur le monde de la recherche par le biais de subventions judicieusement distribuées.

Nous ignorons si la conduite de l’AFP répond à des impératifs économiques ou si elle est dictée par le souhait de veiller à un « équilibre de l’information », une préoccupation commune à bien des médias. Si tel était le cas, nous nous permettrions de vous renvoyer à l’éditorial de juin 2009, publié dans L’Arche (Mensuel du Judaïsme français):

« L’équilibre’ n’est pas un principe sacro-saint. Pourrait-on, au nom de l’équilibre, répartir également le temps de parole, ou l’espace éditorial, entre les racistes et les non-racistes? Qu’il s’agisse du génocide des Arméniens, ou de la Shoah, ou du génocide des Tutsi au Rwanda, il paraît impossible de maintenir ne serait-ce qu’un semblant d’équilibre entre les bourreaux et les victimes. »

Nous attirons votre attention sur le fait que la négation du génocide arménien est fondée sur la même idéologie raciste que celle qui a conduit à l’annihilation des Arméniens de l’Empire ottoman. Au-delà de l’insulte faite aux victimes et de la douleur qu’elle contribue à entretenir chez les descendants des rescapés, elle induit de possibles passages à l’acte, tels ceux souhaités par les manifestants rassemblés le samedi 4 juin 2016 à Istanbul, aux cris de « Un bon Arménien est un Arménien mort ».

Ce discours de haine est favorisé au plus haut niveau de l’Etat turc, comme on l’a encore constaté avec les insultes du président Erdogan fustigeant le « sang corrompu » des députés allemands d’origine turque qui ont voté, au péril de leur vie, la reconnaissance du génocide arménien le 2 juin dernier.

En tant que représentants d’associations luttant contre le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme, nous sollicitons une entrevue avec vous et vos chefs de service: nous pourrions vous tenir informés de l’état de la recherche universitaire et de la spécificité d’un négationnisme qui s’inscrit dans une véritable politique d’Etat.

Dès à présent, nous vous serions reconnaissants de veiller à l’application des points suivants:

  • La stricte limitation de l’emploi des guillemets à des citations, ceux-ci ne pouvant se limiter au seul mot génocide;
  • L’arrêt de la mise en perspective de deux « versions » de l’Histoire, « selon les Arméniens » et « selon la Turquie » et, a contrario, la mise en avant des travaux universitaires reconnus mondialement;
  • L’arrêt de la reprise des « arguments » détaillés de la propagande négationniste de l’Etat turc.

Par le respect de ces points, l’AFP s’honorerait à respecter pleinement une présentation éthique du génocide arménien et à défendre ainsi une déontologie journalistique libérée des contraintes de la Realpolitik.

Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président Directeur Général, l’expression de nos salutations distinguées.

Tribune publiée le 15 juillet 2016 dans Le Huffingtonpost


 

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