Chère Nadine Morano…

Lettre ouverte de Dominique Sopo à Nadine Morano

Chère Nadine Morano,

Il y a quelques jours, vous vous rendiez au Liban et y visitiez un camp de réfugiés syriens. A cette occasion, vous avez posé d’un air épanoui pour une photo où apparaissent les visages juvéniles et radieux de deux petites réfugiées. Qu’elles étaient heureuses de se serrer avec affection et simplicité contre une personne qu’elles pensaient s’intéresser à leur sort !

A peine deux semaines plus tard, vous vous réclamiez de cette visite de terrain pour vous lancer devant des millions de téléspectateurs dans une tirade pleine de haine et de rejet à l’endroit des réfugiés. En somme, vous avez trahi le sourire de ces deux enfants. Je n’attends pas que vous en éprouviez de la honte. Je vous en crois malheureusement bien incapable.

Votre tirade, depuis réitérée, vous l’avez faite en vous abandonnant au racialisme le plus abject et en exprimant un rejet sans fard des musulmans, des étrangers et de leurs enfants, exclus dans votre esprit étroit de la pleine appartenance à notre communauté de destin. Votre « défense » de la « race blanche », tout droit sortie des cloaques de l’Histoire tragique dans laquelle nous précipitèrent naguère de telles pensées, vous place clairement à l’extrême droite, bien que vous camoufliez cette évidence en vous réclamant d’un parti – Les Républicains – dont vous salissez le nom.

Elue par les Français et siégeant à l’Europe, vous réussissez l’exploit par la même occasion de trahir l’idéal européen né des décombres de la Seconde Guerre Mondiale dont le brasier fut nourri par le racisme et l’antisémitisme, ainsi que d’attenter à l’idéal de notre pays.

De notre pays, vous déshonorez les combats et insultez les générations passées sans oublier de cracher à la face des générations qui en sont aujourd’hui l’incarnation vivante.

Je ne sais pas ce qu’est votre France, ou plutôt je le sais trop bien. Je vais donc vous parler de ma France, à travers quelques éléments qui auront peut-être l’heur de vous distraire, à défaut de vous toucher.

Mon père étant orphelin de naissance, je n’ai connu que mes deux grands-parents maternels. Mon grand-père s’appelait Eugène, ma grand-mère s’appelle Fernande. Ils vivaient là où je suis né, à Valenciennes, dans une région alors déjà en plein désastre économique. Vous aurez peut-être deviné à leur prénom que mes grands-parents sont deux spécimens de ce que vous appelez la « race blanche ». Encore que, du côté de mon grand-père à tout le moins, la remontée dans l’arbre généalogique indique une ancienne ascendance espagnole, ce qui n’exclut donc pas la présence lointaine de quelques juifs et musulmans de l’Andalousie.

Lorsque mon père – né au Togo et que votre conception du monde classerait dans la case de la « race noire » – rencontra ma mère, mes grands-parents ne virent pas un noir. Ils virent leur gendre. Lorsque des enfants naquirent de cette union, mes grands-parents ne virent pas des métis. Ils virent leurs petits-enfants. Précieux soutien à une époque alors pétrie de préjugés et dont nous nous sommes plus à croire l’espace de quelques années qu’elle était révolue. J’imagine sans mal les remarques que durent subir mes grands-parents, qui aggravèrent leur cas en ayant plusieurs de leurs filles qui se marièrent à des hommes venus de l’Afrique subsaharienne. Je connais les insultes les plus outrageantes que durent subir mes parents et mes tantes, parfois jusque sur les murs publics. J’ai lu plusieurs lettres à moi adressées et dans lesquelles les auteurs exprimaient très clairement ce qu’ils pensaient d’une femme blanche mariée à un homme noir.

Malgré tout cela, une vérité profonde, féroce, inaltérable permit toujours que ne s’envole jamais le bonheur de vivre sur ce cap de l’Europe que l’on appelle la France. Cette vérité, Madame Morano, c’est que ceux qui portent l’idéal de la France ne sont pas et ne seront jamais les aboyeurs racistes qui, à l’instar de votre comportement, ont toujours cru pouvoir se comporter en cons glorieux.

La France, Madame Morano, s’incarne dans de grands combats et dans de petits moments d’une grâce infinie. Elle s’incarne dans Eugène et Fernande, qui tirèrent de leur condition populaire un humanisme qui vous a abandonnée si tant est qu’il vous ait déjà accompagnée.

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque Camille Desmoulins forgea pour Robespierre cette envolée mémorable jetée à la face des Constituants qui agitaient la crainte de la perte des colonies si l’égalité venait à y progresser : « Périssent nos colonies plutôt qu’un principe ! ».

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque, devant le déferlement antisémite qui balaya la France à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, Emile Zola rédigea son « J’accuse » et naquit la Ligue des Droits de l’Homme.

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque, au moment où l’honneur, la fierté et l’espoir étaient rentrés dans la nuit de la Collaboration, des hommes et des femmes de toutes origines, de toutes nationalités et de toutes couleurs fusionnèrent dans la France libre. Au nom de leur survie individuelle bien évidemment, mais aussi et surtout au nom des idéaux de notre pays. Les visages de la France dans cette nuit d’épouvante, c’étaient le visage du Général de Gaulle dont vous vous réclamez outrageusement, les visages de l’Arménien Missak Manouchian et des Juifs étrangers des FTP-MOI, le visage de Germaine Tillion, les visages des Guyanais Félix Eboué et Gaston Monnerville, le visage de Joséphine Baker, le visage de Jean Moulin, le visage de Jean Zay, les visages de Lucie et Raymond Aubrac, les visages des tirailleurs sénégalais qui contribuèrent à la libération de la France et au statut de vainqueur dont nous pûmes nous réclamer, les visages des goumiers marocains au rôle décisif dans la victoire de Monte Cassino et donc dans la libération de l’Italie où vous avez quelques origines et bien sur les visages d’une cohorte d’anonymes qui refusaient le délire de la race et appelaient à la communion d’une Humanité qu’il s’agissait de refonder sur les bases d’une égalité réaffirmée.

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque dans les années 1980 la jeunesse de notre pays se leva contre le racisme et fit le plus beau des rêves : celui de mettre à bas cette vieille idole appelée haine que vous cherchez aujourd’hui à ressusciter. La France rayonnait de beauté lorsque des centaines de milliers de manifestants s’ébranlaient pour refuser que l’on tergiverse sur la nationalité française des enfants d’Algériens ou pour marquer dans l’espace public leur rejet des outrages du racisme.

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque la République, malgré ses ambiguïtés et sa longue compromission coloniale, ouvrit ses bras aux réfugiés et aux migrants de Belgique, d’Italie, de Russie, de Pologne, d’Espagne, du Portugal, du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie du Sud-est.

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque les ouvriers du Maroc, du Mali, de Bourgogne ou de la Lorraine se regardent en frères parce qu’ils font le même don : celui de leurs mains calleuses et de leur dos cassé au bénéfice de leurs fils et de leurs filles.

La France, Madame Morano, s’incarne lorsque de cette myriade d’histoires, de peuples, de cultures et de trajectoires individuelles se poursuit, se déploie et se réinvente une Nation.

Voilà ce qu’est la France, Madame Morano. Un pays dont nous savons qu’il est beau lorsque des hommes et des femmes, fracassés par la vie, désirent le rejoindre en voyageant avec la conviction que c’est dans ce pays-là qu’un avenir est possible pour eux et pour leurs enfants. Par le fait de personnes comme vous, c’est avec tristesse que je constate d’ailleurs que, pour la première fois depuis très longtemps, les réfugiés considèrent la France comme un pays à éviter.

L’époque est à la régression et vous comptez manifestement tirer les marrons du feu en y jouant un rôle actif ou en vous abandonnant à la pente de l’amoralité. Peut-être cela vous permettra-t-il d’en retirer quelques gains personnels. Je les évalue à cinquante mètres carrés en sus pour votre maison, quatre nains de jardin supplémentaires pour votre pelouse et trois chevaux de plus sur la cylindrée de votre voiture. Ainsi va votre vie.

Le souvenir de tous ceux qui firent et font la France sera un souvenir ému. Si tant est que vous laissiez une trace dans un esprit au-delà du terme de votre misérable trajectoire politique, le souvenir que vous laisserez sera celui de l’affliction et de la gêne.

Mais lorsque le temps sera au souvenir, la France, malgré vous et malgré ceux que vous suivez et ceux qui vous suivent, sera un pays dans lequel il sera enfin normal de s’appeler tout aussi bien Audrey, Mehdi, Fatou, Jules, Elie ou Li Mei. Vous aurez juste contribué à retarder ce moment de la pleine réalisation de la promesse républicaine. Ce moment, nous ferons en sorte que vous le retardiez le moins possible.

Pour terminer cette lettre, permettez-moi d’exprimer le seul regret que je nourris à votre endroit : celui que vous n’ayez pas vécu au 19ème siècle. Car vous auriez pu y jouer un rôle positif – certes à votre insu – dans la culture littéraire. Bête et méchante, vous auriez été une source d’inspiration pour Balzac et sa Comédie humaine et auriez peut-être, grâce au matériau plein de richesse que vous représentez sur les deux traits susmentionnés, permis à Flaubert d’achever son Bouvard et Pécuchet avant que la mort ne l’emporte.

Par Dominique SOPOlarrybird-2
Président de SOS Racisme

Tribune publiée le 6 octobre 2015 dans Le Monde