Les boucs émissaires dans l’Histoire

L’actuelle épidémie de coronavirus a été une occasion de constater à quel point, face aux pandémies, les sociétés pouvaient réagir en cherchant des responsables de maux dont ils identifient mal l’origine et la responsabilité. Chinois, Américains, Juifs, Africains… : différents groupes humains ont déjà été la cible de procès en responsabilité de la pandémie. Cette logique est celle du bouc émissaire. Mais, c’est quoi en fait le bouc émissaire ?

Une histoire biblique

Le bouc émissaire renvoie à un épisode relaté dans la Torah (dont les écrits sont repris dans l’Ancien Testament). Dans celui-ci, est exposée une prescription faite aux Juifs à l’occasion du jour de Yom Kippour (fête du Grand pardon). Ce jour-là, un rite se déroulait dans le Temple de Jérusalem. Un bouc domestique tiré au sort était chargé des fautes du peuple par le Grand prêtre d’Israël, fautes qui étaient envoyées à Azazel, du nom d’une vallée désertique en dehors de la ville de Jérusalem. Ainsi, ce bouc, qui n’était évidemment pas le responsable des maux dont le rite le chargeait symboliquement, était envoyé loin de la ville, comme pour en emporter les péchés.

Le capitaine Dreyfus : quand le bouc émissaire n’est plus un bouc mais un homme

Et qu’est-ce qu’un émissaire ? Eh bien, une personne qui est « envoyée ». Ce bouc « envoyé » à Azazel fut qualifié de « bouc émissaire » dans l’Ancien Testament, un qualificatif qui trouva un succès quelques siècles plus tard pour cette fois-ci désigner des humains. C’est en effet au moment de l’Affaire Dreyfus que la notion de « bouc émissaire » va entrer dans la langue française pour désigner, non plus le bouc de l’épisode des Ecritures, mais un homme que l’on charge de fautes qu’il n’a pas commises.

Cet homme, c’est le Français Alfred Dreyfus, un capitaine juif condamné à tort en 1894 – alors que beaucoup de ses accusateurs savent en réalité son innocence – pour espionnage en faveur de l’Allemagne. Mais, au-delà de lui, ce sont bien les Juifs qui sont vite pris dans la tourmente de l’ « Affaire Dreyfus ». Déjà pris pour cibles avec une spectaculaire virulence les années précédentes (comme le montre La France juive, pamphlet antisémite d’Edouard Drumont), l’ « Affaire Dreyfus » est une étape supplémentaire d’une stigmatisation à leurs endroits. Accusés – entre autres – de comploter contre la République à l’instar de Dreyfus, ils seraient ceux qui désarmeraient la France en se comportant à son endroit comme de véritables ennemis de l’intérieur. En réalité, les Juifs se trouvent ici chargés de torts – l’incapacité de la France à prendre sa revanche sur l’Allemagne après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Moselle – ou de la responsabilité des mutations profondes vécues par certains comme des désordres – la mise en place de la 3èmeRépublique et la fin d’un espoir de restauration monarchique, les mutations introduites par la Révolution industrielle… – dont ils ne sont pourtant en rien « coupables ».

Une vieille hostilité contre les Juifs

Cette hostilité envers les Juifs n’est pas nouvelle. Elle remonte même très loin dans l’Histoire. Alors que l’on retrouve des accusations contre les Juifs en Egypte dès le 3èmesiècle avant J.C (ils ne se mélangeraient pas, seraient coupables d’impiété, seraient porteurs de la lèpre…), les stéréotypes qui leur sont associés vont traverser l’Histoire et contribuer à créer, à leur endroit, des violences récurrentes.

Après les violences subies par les Juifs en Judée et en Egypte entre -200 avant JC et 135 après JC, forçant les Juifs à partir massivement en Diaspora, c’est dans l’Occident médiéval que vont se dérouler sur une longue période des exactions récurrentes à leur égard.

A l’occasion de la Première Croisade décidée par le Pape Urbain VII en 1095 (afin de permettre l’accès de la ville sainte de Jérusalem aux pèlerins chrétiens, un accès que les Turcs Seldjoukides, nouveaux maîtres de Jérusalem, empêchaient), des massacres de Juifs ont lieu dans la vallée du Rhin. Plusieurs milliers de morts seront à dénombrer. Dans une phase d’exaltation religieuse intense chez les Chrétiens (la Croisade est une Guerre Sainte où il s’agit de vaincre un ennemi : le musulman), les juifs vont être l’objet d’une hostilité populaire croissante, initialement combattue ou freinée par l’Eglise mais bientôt accompagnée par elle. C’est ainsi qu’en 1215, au concile de Latran, l’Eglise décide d’imposer aux juifs un signe distinctif, qui sera une rouelle jaune cousue sur le vêtement. Les juifs, objets d’une méfiance et d’une hostilité croissante, seront bientôt considérés comme devant être séparés des chrétiens qu’ils pourraient corrompre. Cette mise à distance prendra deux formes :

– la constitution progressive de ghettos, à savoir des quartiers où les juifs sont obligés de vivre entre eux et qui, parfois, sont entourés de murs et de portes qui ferment la nuit.

– les expulsions à répétition des royaumes où ils sont établis (notamment le royaume de France), donnant ainsi naissance au mythe du Juif errant.

Accusés d’être le peuple déicide (puisque la chrétienté finira par avaliser l’idée que les Juifs ont tué Jésus alors que le Nouveau testament lui-même en attribue la responsabilité aux Romains), les Juifs sont aussi régulièrement accusés d’être des usuriers, c’est-à-dire des personnes qui prêtent de l’argent à des taux d’intérêt élevés, étranglant celles et ceux qui auraient eu le malheur de tomber entre leurs griffes. Cette accusation n’est pas complètement désintéressée puisque les exactions dont seront victimes les Juifs seront l’occasion bien souvent de tuer ou de faire fuir les créanciers et, dans une version plus « douce », de détruire les preuves des créances.

Pourquoi les Juifs sont-ils des boucs émissaires ?

Ces flambées de violence – appelées pogroms – sont d’autant plus fréquentes lorsque les sociétés sont déstabilisées, soumises à des calamités ou inquiètes. C’est typiquement le cas lors de la grande épidémie de peste qui va ravager l’Europe au 14èmesiècle. Appelée la Peste noire, cette catastrophe va tuer entre 25% et 50% de la population européenne en quelques années. Les Juifs sont rapidement accusés d’empoisonner les puits, ce qui va entraîner des pogroms qui frapperont les Juifs des régions où la peste s’étend. Le pogrom le plus sanglant a lieu à Strasbourg et est connu comme le massacre de la Saint-Valentin puisqu’il intervient le 14 février 1349. A cette occasion, près de 2000 juifs sont tués.

Pourquoi les Juifs ont-ils été pris comme des boucs émissaires ? Il s’agit ici de trouver une explication rassurante à un phénomène qui nous échappe (à l’époque, le mécanisme de transmission de la Peste n’est pas compris) et qui laisse derrière lui un nombre de cadavres qui glace d’effroi les survivants.

Mais pourquoi les Juifs spécifiquement ? En réalité, les boucs émissaires ne sont pas choisis au hasard. Deux caractéristiques vont contribuer à les sélectionner pour tenir le rôle de bouc émissaire.

Tout d’abord, les boucs émissaires sont des groupes sur lesquels des préjugés se sont accumulés et des idéologies hostiles se sont construites, si bien que, au moment où il s’agit de désigner le responsable d’un mal qu’on ne comprend pas, les gens sont déjà prêts à entendre que le responsable désigné est suffisamment mauvais pour avoir fait ce qu’on lui reproche. Dans le cas des Juifs et de la Grande peste, il est d’autant plus aisé d’entendre qu’ils empoisonnent des puits pour tuer des Chrétiens qu’ils sont tenus pour responsables d’avoir déjà tué le Christ et sont régulièrement assimilés au diable. Si on pense qu’ils sont diaboliques, on peut croire facilement qu’ils s’adonnent à des actes diaboliques ! Evidemment, ces préjugés et ces idéologies peuvent également être des ressources politiques pour des membres de la société qui, en les manipulant, vont essayer de gagner en pouvoir, de se dégager de leurs responsabilités dans telle ou telle catastrophe, d’effacer des dettes ou de s’accaparer les richesses du groupe visé ou de désigner les autres comme des boucs émissaires pour éviter d’en devenir un eux-mêmes.

Mais, pour qu’un groupe soit ciblé, il faut qu’il remplisse en général une autre caractéristique : celle de ne pas avoir de capacité de représailles. En effet, si le groupe visé à une capacité de représailles, le risque que court la société est celui d’une guerre civile ou de l’entrée dans un cycle de violences liées à des vengeances sans fin. A cet égard, les juifs représentent un groupe idéal : numériquement limité, non armé (il a l’interdiction de porter des armes), progressivement confiné dans des endroits spécifiques (les ghettos), il s’agit d’une population à faible capacité de représailles. Remarquons que le groupe visé, aussi faible soit-il, doit cependant constamment être présenté comme un groupe puissant et malfaisant, ce qui caractérise d’ailleurs assez bien les discours malveillants tenus sur les juifs.

 

L’illustration de cet article est un tableau de William Holman Hunt, « The Scapegoat », 1854-1856 (scapegoat signifie bouc émissaire).