La deuxième mort d’Adama Traoré
Dans une lettre ouverte adressée à Yves Jannier, procureur de Pontoise, le président de SOS Racisme revient sur la façon dont l'investigation a été menée après le décès du jeune homme de 24 ans, à Beaumont-sur-Oise.
Monsieur le procureur de Pontoise,
Le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, Adama Traoré, un jeune de 24 ans, est mort une première fois. Quelques dizaines de minutes après avoir été interpellé par la gendarmerie, son décès était constaté et annoncé à la famille.
Quasi instantanément, comme pour orienter avec vigueur les regards vers la responsabilité de la victime elle-même et d’un malheureux concours de circonstances médicales, se produisit un schéma malheureusement habituel : la communication déployée en direction des médias, de façon anonyme ou de façon ouverte par vos soins, sombra dans ce qu’il est convenu en bon français de qualifier de mensonges, fussent-ils pour certains le fruit d’omissions.
De «lésions d’allure infectieuse» à «l’asphyxie»
Quel est l’enchaînement des circonstances ayant entraîné la mort d’Adama Traoré ? Nul ne le sait encore avec précision mais la question de la responsabilité des gendarmes ayant procédé à son interpellation est légitimement posée, que vous le vouliez ou non. C’est donc cette question que l’on a voulu écarter. Vous avez évoqué, sur la base d’une autopsie encore partielle, l’existence d’«une infection très grave touchant plusieurs organes» et l’absence de «traces de violences significatives».Autrement dit, et en contradiction avec les premières conclusions de l’autopsie – confirmées par la seconde autopsie – qui avait pourtant donné la cause de la mort, vous avez pris la responsabilité de taire ladite cause : l’asphyxie. En outre, la première autopsie ne parlait pas d’«une infection très grave touchant plusieurs organes» mais de «lésions d’allure infectieuse» sur deux organes. Je ne vous ferai pas l’injure de penser qu’il s’agit là d’une nuance dans votre esprit.
Un homme est mort pendant le temps où il était aux mains de la gendarmerie – c’est-à-dire aux mains de la République – et vous vous précipitez devant la presse pour créer un écran de fumée entre la vérité d’un côté et la famille tout autant que l’opinion publique de l’autre.
Adama Traoré, mort dans des circonstances troubles qui commandaient une investigation guidée par la rigueur, le respect et la vérité, est en quelque sorte mort une seconde fois lorsque vous avez parlé du haut de votre autorité de représentant de la République.
Votre attitude est peut-être le fruit d’une panique liée aux émeutes que le décès d’Adama Traoré a entraînées. Mais une panique peu admissible lorsque l’on occupe vos fonctions. A moins que cette attitude ne reflète un mépris insupportable : le mépris de celles et de ceux qui estiment que la mort de certains fait partie des aléas de l’interaction entre les forces de l’ordre et des jeunes de quartiers populaires d’origine maghrébine ou subsaharienne. Nous ne savons pas si Adama Traoré est mort d’être un Noir de quartier mais votre communication entretient un rapport brutalement caricatural avec ces caractéristiques du défunt.
Les questions à se poser
Alors, plutôt que ce réflexe de la construction a priori d’une impunité dans l’investigation, voici ce que vous auriez pu, monsieur le procureur, vous poser comme questions, et les forces de l’ordre avec.
Pourquoi Adama Traoré s’est-il enfui à la vue de gendarmes ? Une question qui n’est pas sans rappeler les décès de Zyed Benna et Bouna Traoré mais qui semble vous être suffisamment illégitime pour qu’elle n’appartienne pas à votre géographie mentale, pas plus qu’à celle de la police et de la gendarmerie.
Pourquoi les gendarmes ont-ils couru derrière Adama Traoré alors qu’il n’était pas concerné par l’opération en cours ? Car, bien loin de s’être interposé entre les gendarmes et des personnes en cours d’interpellation comme quelques sources l’ont initialement distillé auprès des médias, c’est à l’issue d’une course-poursuite qu’Adama Traoré a été interpellé.
Quel est le fondement de l’interpellation d’Adama Traoré ? Le fait de courir est-il dans notre pays constitutif d’un délit nécessitant une interpellation aboutissant à un menottage à l’issue de l’utilisation de la technique du plaquage ventral ?
Les techniques d’interpellation qui sont appliquées peuvent-elles entraîner la mort ? L’on sait depuis longtemps, à travers notamment les conséquences de la technique du pliage, que la réponse est positive. Est-il alors normal, au-delà du cas d’Adama Traoré, que ces techniques puissent continuer à être employées ?
Pourquoi les gendarmes, alors qu’Adama Traoré leur a indiqué qu’il étouffait et qu’il a perdu connaissance dans la voiture, n’ont pas immédiatement vérifié son état médical et emmené à l’hôpital une personne sous leur responsabilité ? N’y a-t-il pas là non-assistance à personne en danger ?
De quoi Adama Traoré est-il mort ? Pour y répondre sereinement, il faut envisager toutes les hypothèses avec sérénité. Au regard de votre communication, c’est le chemin inverse qui a d’emblée été emprunté.
Ultime interrogation
S’il se confirmait qu’Adama Traoré était frappé d’une anomalie cardiaque ayant provoqué une crise cardiaque puis l’asphyxie, cause du décès, c’est avec appréhension que je vous imagine dans le triomphe malsain de celui qui aurait eu d’emblée raison d’écarter – même de façon subliminale – la responsabilité des gendarmes. Mais une autre perspective peut être dessinée. Pour cela, et afin que toute la lumière soit faite, il faudrait alors que vous vidiez cette dernière question : Adama Traoré serait-il mort à 24 ans, un certain 19 juillet, s’il n’avait pas croisé la route de ceux qui assistèrent à sa mort avec la bonne conscience des braves gens qui éprouvent le sentiment du devoir accompli ?
Voilà quelques questions qui, bien qu’elles ne ramèneront pas Adama Traoré à la vie, auraient eu le mérite de montrer un respect posthume envers la victime et un respect présent à la douleur de la famille.
Je crains que vous ne vous posiez aucune de ces questions. Si cette crainte se confirmait, nous ferions en sorte qu’elles soient posées, fut-ce contre vous.
Par Dominique SOPO
Président de SOS Racisme
Tribune publiée le 3 août 2016 dans Libération