Il y a 25 ans, Brahim Bouarram devenait une nouvelle victime de l’extrême-droite

Par Dominique Sopo, président de SOS Racisme.

 

Le 1er mai 1995, en se levant, Brahim Bouarram vit son dernier jour. Mais il ne le sait pas encore. Il faut dire que rien ne peut lui mettre la puce à l’oreille. Pensez donc : il a 29 ans et il est en pleine santé. C’est vrai, il est marocain. Alors, il est sans doute discriminé. Et puis, il peut un jour ou l’autre être frappé par le racisme, dans le sens le plus physique du terme. Mais franchement ! En 1995, au cœur de Paris, que risque-t-on à se balader en un jour férié le long des quais de Seine ?

Evidemment, quelques semaines plus tôt, en pleine campagne présidentielle, Ibrahim Ali, 17 ans, a été abattu par des colleurs d’affiches du FN.
Evidemment, Paris a déjà été le théâtre de sanglantes ratonnades policières le 17 octobre 1961.

Mais Marseille, c’est loin et 1961, c’est vieux.

Evidemment, il y a bien cette histoire d’Imad Bouhoud. C’est l’histoire de ce jeune de 19 ans qui a disparu le 18 avril après qu’un skinhead l’a jeté dans le port du Havre. Mais, en ce 1er mai, son corps n’a pas encore été retrouvé. Alors…

Alors, c’est sans doute plein d’insouciance que Brahim Bouarram déambule sur les quais de Seine en cette journée printanière.

A quelques pas de là, c’est une toute autre ambiance. Le Front national, qui n’a pas réussi à se qualifier pour le second tour de l’élection présidentielle huit jours plus tôt, organise son traditionnel défilé en l’honneur de Jeanne d’Arc. Vous savez, celle qui a « bouté les Anglais hors de France » et qui doit être imitée par les « patriotes ». Car, pour ces patriotes qui furent souvent les plus allemands lorsqu’il fallait être les plus français, il faut désormais bouter hors de France les Arabes, les noirs, les Juifs, les homosexuels, les syndicalistes, les malades du sida, les communistes, les socialistes, les trotskystes, les francs-maçons, les humanistes, les antiracistes, les gaullistes, les journalistes, les européistes, les « cultureux », les droits-de-l-hommistes, les hommes aux cheveux longs, les filles aux cheveux courts et tout individu trouvé en possession d’un disque de Jean Ferrat.

Dans ce cloaque où se croisent des fascistes, des pétainistes, des maurrassiens, des skinheads, des néo-nazis, des nostalgiques de l’Algérie française, des catholiques intégristes et des néo-païens, un ciment : la haine.

Cette année-là, une petite bande de quatre comparses – dont un adhérent du Front national – est montée de Reims. Comme l’année précédente, ils ont emprunté le car mis gratuitement à disposition par le Front national. Et comme l’année précédente, en passant sur le pont du Caroussel, ils « taquinent du pédé » comme dira l’un d’entre eux. Ils ne savent pas grand-chose, ces quatre-là. Sans doute pas capables de placer une ville sur une carte de France. Mais imbattables pour se souvenir des lieux qui leur ont été désignés comme des repaires de l’une quelconque des catégories livrées à leur vindicte.

Cette année-là, donc, ils descendent sur le quai et … croisent un Arabe ! A 12h05, l’un d’entre eux agresse Brahim Bouarram et le pousse dans la Seine en crue. Après quelques gestes pour appeler au secours, Brahim Bouarram coule à pic. Il ne sait pas nager. A 12h25, un médecin constate son décès. Où est le meurtrier ? Où sont les amis du meurtrier ? Ils ont fui, une fois le forfait commis. Ils ont repris le car pour Reims. Pendant qu’ils reprennent au retour l’activité qui les a occupés à l’aller – boire des bières -, un bilan se dessine à Paris : un mort, deux orphelins, une famille endeuillée.

Quelques jours plus tard, plus de 10.000 personnes se réuniront sur les lieux du crime, dont de nombreux militants antiracistes. François Mitterrand, à quelques jours de la fin de sa présidence, est présent et rend un hommage à Brahim Bouarram.

En 1998, le procès aboutira à la condamnation des quatre prévenus. Huit ans pour le meurtrier qui apparaîtra pendant les audiences comme un homme responsable de ses actes mais à l’esprit monstrueusement vide de culture. Cinq ans – dont quatre avec sursis – pour les trois autres en raison de leur « non-assistance à personne en danger ». SOS Racisme y était, aux côtés de la LDH, du MRAP et de la LICRA. Les avocats et les dirigeants des organisations antiracistes rappelèrent à cette occasion la responsabilité morale du Front national. Responsable d’avoir laissé monter ces jeunes à Paris, alors que leur tendance à vouloir en découdre était connue du parti. Responsable d’avoir offert un cadre d’action. Responsable d’avoir, par son discours politique, conforté ces quatre individus – et combien de nombreux autres ! – dans leur haine.

Qu’apprendre de cette histoire ?

Tout d’abord que lorsque des militants antiracistes, avec abnégation, conviction et passion, se rendent dans des classes pour parler à des jeunes, ils leur remplissent l’esprit de culture et d’humanisme. Car ce sont parfois dans les esprits aussi vides qu’une baudruche que les forces d’extrême-droite viennent déverser une haine dont rien ne bloque l’écoulement. Alors, il faut remercier celles et ceux qui, souvent dans l’indifférence, parfois sous les sarcasmes, ont le souci altruiste d’éviter que ne germe chez le jeune rencontré le goût du meurtre de l’Autre.

Ensuite que les forces d’extrême-droite portent en elles le crime. Et que la décence et la justesse, c’est de le rappeler. Non pas de l’occulter, de tergiverser, de relativiser. Toute complaisance dans la haine avec ces forces-là, c’est la garantie d’autres Brahim Bouarram, d’autres Ibrahim Ali, d’autres Imad Bouhoud. Cette haine est, souvent, devenue plus sophistiquée. Que de fois avons-nous, ces dernières années, entendu les mots dévoyés de la République être utilisés aux seules fins de servir de fastidieux prolégomènes à la haine ! A l’extrême-droite et malheureusement bien au-delà, dans la vie politique, médiatique, associative et intellectuelle. Que de fois avons-nous surpris ces grands « dévoyeurs » chercher, à toute force, à décrédibiliser l’antiracisme, mauvaise conscience de ceux qui naguère y adhéraient mais aujourd’hui, rattrapés par des haines ou des peurs enfouies, l’exècrent.

Enfin, cette histoire doit nous rappeler que la lutte contre le racisme est une lutte du présent. A l’occasion de ces 25 ans du meurtre de Brahim Bouarram, je ne peux m’empêcher de penser à la profondeur de ces haines anti-arabes dont la Seine fut à plusieurs reprises le théâtre involontaire. En octobre 1961 à Paris avec les crimes perpétrés par la police de Papon, en avril 1995 au Havre ou en mai de cette même année à Paris. Il y a quelques jours à l’Île-Saint-Denis, sur une rive baignée par la Seine, deux agents de police, sous l’œil passif de leur commissaire, qualifièrent un Egyptien de « bicot ». Aucun rapport avec ce qui précède sursautent certains ? Bien sûr que si. Et nous le savons tous. Rendre réellement hommage à Brahim Bouarram, c’est non seulement le savoir, mais aussi le dire.