Discriminations raciales : ce dimanche, le chef de l’Etat doit s’emparer du sujet

Par Dominique SOPO, président de SOS Racisme

Depuis quelques semaines, le Gouvernement se trouve interpellé avec une force particulière sur la question du racisme au sein des forces de l’ordre. Après que des policiers avaient qualifié de « bicot » une personne de nationalité égyptienne à l’Île-Saint-Denis, SOS Racisme aux côtés de 300 organisations et personnalités avait d’ailleurs le 3 mai dernier interpellé le Premier ministre afin que soit enfin ouvert le chantier de la lutte contre le racisme au sein des forces de l’ordre.

 

Une fois de plus incapable d’entendre ou d’écouter l’interpellation qui lui était faite, le pouvoir – à l’image de ses prédécesseurs sur ce sujet particulier – fit le dos rond. Rattrapé par l’avalanche des révélations, des actes et des témoignages dont le scandale fut amplifié par le meurtre raciste de George Floyd à Minneapolis, le pouvoir, après une stupéfiante phase de déni, s’est mis à bouger et à commencer à apporter quelques timides réponses.

 

Cette séquence est symptomatique, de façon plus générale, de la cécité de l’Etat devant le phénomène des discriminations raciales dans la société. Un phénomène qu’il peut d’autant moins appréhender qu’il se comporte, lorsqu’il est interrogé sur les pratiques discriminatoires qui se déploient en son sein, comme le ferait une PME se défendant dans la presse quotidienne régionale après avoir été confondue par un testing à l’embauche.

 

Une attitude d’autant plus « paradoxale » qu’il y a un an, en avril 2019, le gouvernement recevait les résultats d’un testing qu’il avait commandé afin de mesurer l’ampleur des discriminations raciales à l’emploi. Il fallut pourtant attendre janvier 2020 pour que l’étude soit rendue publique et dévoile l’ampleur du phénomène. Cette divulgation faite à l’insu de l’Etat contraignit celui-ci à révéler les noms des entreprises discriminantes, bien loin d’ailleurs d’une franche mise en cause que semblait annoncer la promesse du « name and shame », présenté en 2018 par le gouvernement comme sa stratégie centrale pour lutter contre ce fléau.

 

Ces deux séquences, entrant en réalité dans un rapport intime, illustrent à quel point la question des discriminations raciales peine à déboucher sur une franche mobilisation de l’Etat. Car si l’Etat n’est pas capable d’être réflexif, comment pourrait-il demander aux autres acteurs de se plier à cet effort ?

 

En réalité, lutter contre les discriminations raciales nécessite de rompre avec la gêne qui s’empare des interlocuteurs en situation de les produire – l’Etat, les entreprises et tant d’autres acteurs – lorsque ce fléau est évoqué. Que cette gêne soit liée à ce que charrie la dernière grande controverse historique que représente la question coloniale, au fréquent déni devant une mise en cause jugée infâmante ou à la peur d’aborder un sujet que l’on craint de voir déboucher sur du communautarisme, dès qu’est évoqué ce sujet, les parades se déploient, qu’il s’agisse d’expliquer que le motif de la discrimination subie n’est pas l’origine ethnique réelle ou supposée. Ou que l’on essaie de noyer le poisson des discriminations raciales en en faisant disparaître la problématique au nom de la lutte contre toutes les formes de discriminations.

 

La crise sanitaire que nous venons de vivre illustre pourtant à quel point cette question des discriminations raciales – qui se présentent partiellement sous la forme de discriminations territoriales – est lourde de conséquences. Celles et ceux qui furent le plus durement frappés par le basculement dans la pauvreté ou les difficultés scolaires n’étaient pas n’importe qui. Et pour cause : les discriminations raciales bloquent les ascensions sociales, limitent les opportunités locatives, écrêtent les revenus, contribuent à éloigner des circuits économiques légaux et formels… Autant de réalités qui, répétons cette évidence, sont lourdes de conséquences lorsqu’il s’agit de se confiner.

 

Les tensions et les mobilisations de ces dernières semaines ne sont évidemment pas sans rapport avec cette réalité qui éclate et se cristallise au moment précisément où le pays se déconfine.

 

C’est pourquoi, lorsqu’il prendra la parole ce dimanche dans son adresse à la nation, le chef de l’Etat doit dessiner un chemin dans la lutte contre les discriminations raciales, c’est-à-dire un chemin vers l’égalité. Non pas par quelques rappels sur la devise républicaine – tout le monde la connaît – mais un chemin fait de propositions concrètes afin que ce fléau soit combattu et cesse de créer une société où l’on continue à voir son destin en partie déterminée par sa couleur de peau, la consonance de son nom, son pays de naissance, sa religion réelle ou supposée.

 

Ce moment est d’autant plus propice que c’est au sommet de l’Etat de nommer ce phénomène et de dire l’urgence à le combattre. Car une stratégie de lutte contre un phénomène massif mais occulté ne peut procéder que d’une mobilisation au plus haut niveau. C’est donc au chef de l’Etat d’enfin nommer le mal et ce qui le singularise parmi les discriminations fondées sur une différence a priori visible : vieux rêve raciste, on peut opposer à l’exigence d’égalité la nécessité d’éliminer de la société les victimes de ces discriminations-là.

 

Car il faut assumer que les discriminations raciales sont fondées sur le racisme – une haine qui rend d’autant plus insupportable le réagencement des positions sociales que la lutte contre les discriminations entraîne – ou à tout le moins sur des préjugés racistes solidement ancrés.

 

Il faut que cesse cette responsabilité inassumée de l’Etat dans la lutte contre les discriminations raciales. Une responsabilité inassumée qui s’incarne dans le fait que l’Etat, devant les discriminations raciales, n’est subitement plus l’Etat. Face à ce délit, l’Etat abdique sa fonction régalienne en développant fréquemment un discours misant sur l’évolution des consciences pour mieux écarter un recours aux contraintes qui est pourtant sa force et sa spécificité. Outre que la contrainte peut faire évoluer les consciences, en vertu de quelle règle faudrait-il expliquer à la victime que la solution ne réside pas tant dans la répression ou la réparation que dans la prise de conscience du délinquant ? Pour quel autre délit du code pénal oserait-on invoquer un si indigne baratin ? Sans contraintes, il existe d’autant moins de raisons que la discrimination recule qu’elle peut être vécue comme socialement payante. N’écarte-t-elle pas de la compétition sociale des millions de personnes ?

 

Enfin, si l’Etat doit renforcer les contraintes pour les autres, il doit également reconnaître que le sujet le concerne en tant qu’acteur. C’est une condition sine qua non de sa crédibilité sur le sujet (et donc de sa capacité à entraîner les autres acteurs), de sa volonté d’agir sur un réel qu’il peut contribuer à assombrir par ses pratiques mais également d’un engagement sur le long-terme qui ne peut advenir s’il continue à refuser toute réflexivité.

 

Le chef de l’Etat a le choix – et le devoir – de s’emparer de ce sujet. Il lui vaudra certes moins d’applaudissements que la lutte contre les replis de populations d’origine immigrée ou de confession musulmane à l’endroit desquelles s’agite avec une joie mauvaise une foule numérique bruyamment républicaine mais avant tout apeurée et trop souvent malveillante et raciste. Tellement raciste qu’elle ne se soucie guère de la lutte – au demeurant nécessaire – contre les replis par souci de l’émancipation de chacun mais pour mieux frapper les populations désignées et étouffer leurs revendications.

 

Mais, loin de cette malveillance mugissante, le chef de l’Etat, en s’attelant au fléau des discriminations raciales, ferait œuvre utile puisqu’il contribuerait à réaliser une promesse de la République qui peine à s’incarner pleinement pour trop de ses enfants : la promesse de l’égalité.

 

Par Dominique SOPO, président de SOS Racisme