Ce que « l’affaire Mennel » nous dit de la façon dont sont vus les jeunes musulmans de France

Dans un pays qui n'en finit pas d'angoisser sur ce qu'il est et sur ce qu'il est en train de devenir, peut-être serait-il utile que vous vous disiez qu'il y a mieux à faire qu'à créer une polémique par semaine sur un noir ou une arabe.

Elle aurait pu être un beau symbole. Elle est devenue, chez certains, la preuve d’une radicalisation de la jeunesse arabo-musulmane. Ainsi fut le destin télévisuel d’Ibtissem Mennel, candidate à l’émission The Voice.

Rappelons les faits brièvement: Mennel éblouit des millions de Français par sa voix. Tête recouverte, cette jeune française d’origine syrienne interprète Allelujah de Leonard Cohen, en y insérant des paroles en arabe. Quelques heures plus tard, d’anciens tweets rédigés deux ans auparavant ressurgissent et deviennent la chair dont se délecteront les foules.

Ces tweets sont-ils atterrants? Oui. La confusion à connotation complotiste qui entoure les appréciations portées sur l’attentat de Nice est stupéfiante, d’autant que semble y disparaître la réalité du corps des victimes. Les retweets de plusieurs personnages douteux ne valent guère mieux.

Mais voilà, ses tweets les plus litigieux ne dataient pas d’hier ou d’avant-hier, mais de près de deux ans.

Mais voilà, nous étions face à une candidate à un télé-crochet restée jusque-là anonyme et non devant une responsable associative ou politique.

Mais voilà, des artistes bien plus célèbres et à la parole a priori bien plus maîtrisée ont par le passé tenu des propos affligeants qui ne leur valurent pas excommunication, et fort heureusement au demeurant.

En réalité, même si l’aveu est impossible, ça n’est pas Ibtissem Mennel qui a été jugée. C’est un être générique et privé de figure: l’Arabo-musulman.

Car, derrière les tweets de Mennel, la mauvaise passion histrionique qui s’est emparée de maints esprits s’explique par une peur, une angoisse ou une haine: le soutien indéfectible qu’apporteraient les arabo-musulmans au terrorisme islamiste. Un soutien qui peut être masqué derrière un beau visage et une belle voix, mais un soutien qu’il s’agit d’épier et de débusquer. Afin d’éviter un attentat à la note suraiguë lors d’un futur prime-time?

Comment peut-on arriver à cette situation de folie où l’individu disparaît, réduit à une particule anonyme d’un bloc angoissant et homogène?

Mennel a choisi, en y insérant des mots d’arabe, la chanson d’un Juif. Symbole insupportable qu’il fallait donc réduire à une méprise du spectateur ou à un mensonge de la vedette d’un soir.

Arrivée dans la lumière médiatique, peut-être Mennel aurait-elle pu utilement expliquer pourquoi elle était passée par ces pensées douteuses d’hier auxquelles trop de jeunes cèdent à une époque où le rapport au monde et à soi a évolué sous l’effet des réseaux sociaux: l’instantanéité sans filtre de l’expression, le besoin d’exister non par l’émancipation mais par l’affiliation aux groupes desquels on participe et dont on risque à chaque instant l’exclusion, la frénétique recherche narcissique du like ou du retweet sans lesquels l’on pense que l’on serait réduit au néant,…

Mais une proie n’est pas faite pour être lâchée ou pour remplir une autre fonction que celle de la proie. Mennel eut-elle marché sur les genoux jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle en signe de pénitence, son cas était entendu. Elle avait été démasquée.

Elle n’était plus une jeune à guider et à qui l’on faisait crédit de pouvoir ou d’avoir pu évoluer. Elle était une figure à détruire, avec d’autant plus de ferveur qu’elle est cette figure arabo-musulmane associée au danger et qui semble ressurgir sans cesse devant ceux qui en ont l’angoisse et qui semblent ignorer que l’on finit toujours par trouver ce que l’on cherche, pour peu que l’on y mette un peu de mauvaise foi et que l’on abdique tout sens de la nuance.

Je voudrais dire trois choses à tous les initiateurs de cette curée, c’est-à-dire à tous ces Jean Moulin des réseaux sociaux dont la télématique audace résistante les expose bien plus qu’à se faire arracher les ongles: faire un post Facebook avec moins de 10 likes et pas plus de 5 commentaires admiratifs d’amis virtuels.

Tout d’abord, il est inutile de vous auto-congratuler sans jamais lutter contre un seul des phénomènes que vous prétendez combattre. Sauf à ce que vous montriez sur quel terrain, en dehors de l’espace de l’hystérie, vous situez votre combat contre le complotisme, l’islamisme ou les tendances à l’identité fermée mâtinées d’antisémitisme que l’on rencontre dans une partie de la jeunesse.

Ensuite, il est inutile de vous draper dans la vertu républicaine pour mieux masquer une pensée lancinante et honteuse: de toute façon, « avec ceux-là » (bref, les Arabo-musulmans), il n’y a aucun espoir. Derrière le récit magnifié de votre lucidité et de votre courage, il se dissimule quelque chose qui, en bon français, s’appelle le racisme.

Enfin, votre malveillance vis-à-vis de la jeunesse est insupportable. Quand on est jeune, on a droit à l’errement, au tâtonnement et même à l’erreur. D’ailleurs, puisque, pour nombre d’entre vous, vous avancez vers un âge vénérable, ne vous dites-vous jamais que vous avez des responsabilités en tant qu’adultes « confirmés » vis-à-vis de la jeunesse? La responsabilité de faire partager votre expérience afin de contribuer à la faire mûrir. La responsabilité de construire un cadre de bienveillance. La responsabilité de comprendre ses aspirations comme celle de l’égalité dont vous avez souvent abandonné le combat en sa faveur.

Mais ces responsabilités, vous ne les exercerez pas car vous ne tracez pas une exigence vis-à-vis de la jeunesse arabo-musulmane. Vue par vous comme un bloc, vous posez à son endroit une impossibilité que vous cherchez à toute force à faire partager. Une impossibilité qui vous mène ou vous mènera logiquement à la recherche de son confinement ou à celle de son exclusion sociale ou physique. Et, ce faisant, quelle perspective laissez-vous à certains de ces jeunes que celle de s’affilier aux réseaux les plus douteux qui sauront faire fructifier leur idéologie putride sur le terreau de votre malveillance?

La libération d’un sentiment anti-arabe a beau se faire sous couvert de respectabilité, cette dernière ne pourra jamais se trouver dans l’esprit de meute, dans la malveillance ou dans la rupture avec la jeunesse.

La respectabilité – peut-être même la vertu citoyenne – se trouve certes dans le rappel de principes mais également dans l’interrogation sur la défaillance des adultes, sur les évolutions du monde et des techniques ou sur l’impératif de la construction d’un lien social à sans cesse tricoter alors même que fréquenter l’Autre recèle toujours et irréductiblement une mise en danger personnelle qu’il est tentant de refuser par la construction de clôtures sociales, ethniques ou religieuses.

Dans un pays qui n’en finit pas d’angoisser sur ce qu’il est et sur ce qu’il est en train de devenir, peut-être serait-il utile que vous vous disiez qu’il y a mieux à faire qu’à créer une polémique par semaine sur un noir ou une arabe. En ces temps imbéciles, l’imbécilité n’est décidément pas la meilleure des postures.

 

 

Dominique SOPO, Président de SOS Racisme – Touche pas à mon Pote