Conspirationnisme & théorie du complot
Les attentats de janvier 2015 à Paris ont de nouveau mis en exergue la vitalité des théories du complot et du conspirationnisme. A peine les crimes étaient-ils commis que déjà circulaient sur la Toile, des versions mettant en doute les communiqués officiels et la couverture des médias. Le 12 février dernier, SIGLAB a rassemblé trois experts du sujet pour brosser un tour d’horizon des mécaniques à l’œuvre et des enjeux à relever face au complotisme
Conspirationnisme et théorie du complot ont de tout temps percolé dans les débats sociétaux. A chaque fois, les adeptes d’une «vérité» qui serait ailleurs s’échinent à démontrer que la version officielle n’est qu’une vaste supercherie ourdie par des forces occultes qui sont selon les cas des services secrets, des groupuscules judéo-maçonniques, des financiers, des gouvernements, etc.
Depuis les années 2000, la recrudescence des scénarios alternatifs s’est nettement amplifiée avec le Web social au point d’alimenter une véritable société de la contre-information ou ré-information selon les vocables régulièrement usités par les tenants du conspirationnisme.
Pour mieux comprendre ces phénomènes, le SIGLAB a convié lors d’une conférence, trois spécialistes reconnus de ces mondes parallèles : Rudy Reichstadt, directeur du site d’observation Conspiracy Watch, Laurent Bazin, journaliste et auteur de «Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots ?» et Nicolas Vanderbiest, expert de l’e-réputation et auteur du blog Reputatio Lab.
Quels ressorts ?
A la tête de son observatoire du conspirationnisme, Rudy Reichstadt dispose d’un incomparable point de vue pour comprendre les ressorts qui animent ce courant de pensée. Le premier critère est cette faculté symptomatique à interpréter sans cesse des événements et des faits et de les relier à d’obscures manœuvres émanant d’un groupe spécifique. Bien que le complotisme ne soit pas systématiquement coloré politiquement, force est de reconnaître qu’il puise fréquemment dans les rhétoriques extrémistes. Parmi elles, on retrouve notamment le thème du complot américano-sioniste, le rejet de l’antiracisme au nom de la liberté d’expression et le négationnisme avec des figures de proue comme Thierry Meyssan, Alain Soral ou Dieudonné M’Bala M’Bala.
Une fois le complot suspecté par ces courants, ces derniers fonctionnent en cercle fermé, en se citant et se validant mutuellement pour mieux asseoir leurs thèses. Lorsque des objections surviennent, ceux-ci ne se démontent pas pour autant. Face à leurs détracteurs, c’est l’inversion de la charge de la preuve qui est systématiquement érigée en ligne de défense. Tant qu’une preuve formelle n’est pas apportée par leurs adversaires, leur théorie est considérée comme irréfutable. Une théorie qui fonctionne souvent de surcroît sur la vraisemblance. D’où l’extrême difficulté à démonter l’argumentation des conspirationnistes qui adopte si besoin une sémantique à géométrie variable pour fonder ses dires.
Quels bénéfices psycho-sociaux ?
Pour Rudy Reichstadt, céder au conspirationnisme est une façon de fuir un monde réel jugé inacceptable, avec en toile de fond, une idée pivot récurrente : « on nous ment ; la vérité est ailleurs ». Cette façon d’interpréter la réalité procure un certain nombre de bénéfices à ceux qui s’adonnent au complotisme. Il y a d’abord une forme de gratification personnelle pour celui qui y croit. En pensant autrement, on se distingue de la norme. On se vit comme anticonformiste. On sait mieux que les autres le dessous des cartes. Autrement dit, c’est une dissidence de pensée valorisante.
Autre point clé : l’aspect consolatoire et rassurant. Face à un choc inexpliqué ou un événement extraordinaire, on se rassérène en attribuant des causes exceptionnelles et intentionnelles au lieu d’y voir des causes purement accidentelles. Ce fut par exemple le cas lors de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn à New York en 2011. A l’époque, 57% des personnes interrogées étaient enclines à croire qu’il s’agissait d’un complot politique pour abattre un potentiel candidat à la présidence de la République. Un score qui était encore plus élevé dans les rangs des sympathiques socialistes. Rudy Reichstadt explique : « On recourt à une explication de type paranoïaque. On plaque du connu sur de l’inconnu ou du difficilement compréhensible. Cela permet du coup de dire que tout est en fait prévu ».
A quoi ressemble un complotiste ?
Nicolas Vanderbiest observe de son côté les mouvements de foule numérique qui produisent des emballements autour d’un sujet donné. De ce qu’il observe traditionnellement lorsque des bad buzz sur une marque se produisent, Nicolas Vanderbiest retrouve de nombreuses similitudes avec les adeptes de la théorie du complot. A ses yeux, on peut distinguer une typologie nette. Il y a d’abord les producteurs de contenus qui fabriquent et propagent en permanence.
On retrouve particulièrement les nationalistes identitaires autour du blog Egalité & Réconciliation d’Alain Soral. Un blog qui est aujourd’hui 2ème de la catégorie « politique » dans le classement Teads et le 250ème site le plus consulté en France selon le classement Alexa. Ce qui confère un poids non négligeable dans la viralisation des théories du complot.
La deuxième catégorie rassemble les relayeurs de contenus qui sont des personnes en recherche d’informations pouvant conforter leurs propres croyances et qui sont particulièrement actives pour disséminer à leur tour le fruit de leurs trouvailles. Sur ces relayeurs des théories du complot, Nicolas Vanderbiest note que les communautés s’élargissent au-delà du socle des producteurs de contenus. On rencontre des extrémistes de toute obédience, des catholiques intégristes et une frange dure issue de la droite politique.
La dernière catégorie, plus hétérogène encore, concerne les consommateurs de contenus. Ceux-ci ne sont pas forcément d’emblée acquis au complotisme mais ils sont en quête profonde de sens et d’explication et particulièrement sensibles à ce qui apparaît comme vraisemblable (même si ce n’est pas la vérité). Il suffit dès lors d’une phrase un peu emblématique ou d’une image marquante pour que cela soit alors traduit comme une explication plausible, simple à comprendre et facile à retenir. Une fois cette adhésion formulée, le consommateur de contenu se transforme également en passeur auprès de ses propres contacts. Sur ces personnes, Laurent Bazin fait remarquer que le terrain est fortement perméable parmi les personnes qui se sentent exclues d’un système, d’une communauté, etc : «Le complot devient alors un procédé explicatif, un mode de défense archaïque qui pousse à la défiance, voire l’agressivité et la recherche de coupables».
Le Web, accélérateur de complots ?
Par sa capacité à faire circuler rapidement des contenus, le Web est clairement devenu une chambre d’écho privilégiée pour les tenants du conspirationnisme. Laurent Bazin n’hésite pas à le qualifier «d’accélérateur de particules complotistes» d’où le succès indéniable de sites d’information alternative comme Dreuz.info, Boulevard Voltaire, Salon Beige ou Egalité & Réconciliation. Le terrain est d’autant plus propice qu’il se nourrit abondamment des ratages et de certaines dérives éditoriales des médias traditionnels.
Pris dans une course échevelée au scoop, par l’urgence de couvrir en temps réel avec des rédactions de plus en plus réduites, la nécessaire vérification des informations passe régulièrement à la trappe. Ces incohérences ne manquent pas d’être relevées et stigmatisées par les complotistes qui y voient la marque avérée d’une manipulation pour cacher la véritable version des faits.
A cela, s’ajoute aussi un manque de recul et de discernement critique des plus jeunes générations envers l’information trouvée sur le Web et Google en particulier. Pour nombre d’entre eux, les premiers résultats affichés dans une requête sont fréquemment synonyme de qualité et d’autorité. Ce manque de hiérarchisation entre une source fiable et une source lambda aboutit à une perception où en fin de compte, tout se vaut sur Internet. Y compris les sites théorisant le complot à longueur de temps.
Existe-t-il pour autant des antidotes pour se prémunir d’une part et ramener à la raison d’autre part ? Pour Laurent Bazin, c’est quasiment peine perdue pour ceux qui croient mordicus aux thèses conspirationnistes tant il s’agit d’une question de foi chevillée profondément en soi. Nicolas Vanderbiest partage ce scepticisme. Une fois la théorie du complot enkystée, elle est difficilement expugnable. A son avis, seule une éducation à l’esprit critique de l’information peut aider en amont à ce que les théories du complot aient moins de prise. L’expert belge insiste également sur les efforts que les médias doivent impérativement fournir en vérifiant mieux et plus sérieusement leurs sources. Selon Laurent Bazin, il est capital que des médias forts continuent d’exister pour certifier et fiabiliser l’information diffusée. Chaque manquement journalistique est autant de gage concédé aux conspirationnistes.
Olivier Cimelière @olivcim
Article publié initialement sur le Blog du communicant
Pour aller plus loin
– Visiter le site de Rudy Reichstadt : Conspiracy Watch
– Visiter le site de Nicolas Vanderbiest : Reputatio Lab
– Lire le livre de Laurent Bazin : « Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots ? »
– Lire également l’article de Jean-Laurent Cassely (cité par les intervenants) : « Charlie Hebdo : Pourquoi la France a plutôt bien résisté aux théories du complot ? » – Slate.fr – 2 février 2015