Réflexions annexes sur l’Armageddon
Par Dominique SOPO
Président de SOS Racisme
En cet été qui pose enfin les questions fondamentales pour l’avenir de l’Humanité, il est un fait indéniable: l’Armageddon [1] se déroulera sur les plages de la Côte d’Azur et l’enjeu en sera la victoire ou la défaite du burkini. Bien téméraire celui qui se risquerait à embrouiller ce débat limpide par des considérations annexes et nécessairement mineures. Cependant, en m’excusant par avance pour ce que certains verront à tort comme l’acte d’un rabat-joie, je vais modestement me permettre d’apporter quelques analyses complémentaires à la situation de notre pays. Rien de bien important au regard du burkini, certes: il s’agit d’évoquer la place de la religion, notre rapport à l’ordre colonial et la responsabilité des politiques. Trois dimensions dont je reconnais par avance le rôle périphérique dans la grande bataille à venir qui produit dans bien des yeux des éclairs de joie. Une joie que certains esprits chagrins s’ingénieront à qualifier de « mauvaise ».
Le combat antiraciste est un combat pour l’émancipation. En cela, il est, comme la laïcité, une fille de l’Humanisme qui initia avec bonheur la remise en cause radicale de la prétention des dogmes et des clergés à régenter la société. C’est pourquoi, loin des confusions entretenues dans certains médias, tout amalgame entre une approche antiraciste et une approche fondée sur la remise en cause -affichée ou cachée- de la sécularisation des sociétés relève soit de la malhonnêteté, soit de la médiocrité intellectuelle. L’une n’empêchant d’ailleurs pas l’autre… Pourtant, ces dernières années et jusqu’à la présente « crise » du burkini, la confusion a régné. Elle a régné d’autant plus du fait de l’émergence et de l’affirmation d’un terme – l’islamophobie – qui a les apparences et le goût de l’antiracisme mais qui bien souvent n’y renvoie pas. Et pour cause: si l’occurrence est ancienne, le terme, à l’évidente ambiguïté étymologique, a été, notamment dans la foulée de l’affaire Salman Rushdie, promu sur la scène internationale par les réseaux islamistes afin de jouer de la confusion entre d’un côté leur but véritable qui était le rétablissement de l’interdit du blasphème et, de l’autre côté, la défense des personnes frappées en raison de leur religion.
Certes, l’étymologie des mots tout autant que leurs promoteurs initiaux importent sans doute moins que la façon dont les sociétés s’en saisissent. Mais le terme islamophobie, initialement forgé pour tromper, continue à être utilisé par des activistes pour remplir son œuvre de tromperie. Il désigne ainsi fréquemment tout à la fois la critique de l’Islam (critique autorisée en démocratie, comme pour toute autre religion) et la haine envers les personnes en raison de leur appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane (haine proscrite en démocratie et qui, s’il fallait un terme spécifique et non piégé, serait de la musulmanophobie [2]). Sur la base de cette confusion initiale, des groupes islamistes [3] se voient parés avec une étonnante légèreté du qualificatif d’antiraciste. Ce que, encore une fois, ils ne peuvent être, sauf au prix de ruptures essentielles dont rien n’indique qu’ils soient à l’aube de les opérer[4].
On remarquera au demeurant que ces groupes bénéficient à plein de la substitution, ces vingt dernières années, du terme « musulmans » au terme « Arabes » [5] (car l’honnêteté commande d’admettre que lorsque l’on parle en France de musulmans, on parle généralement des Arabes et non des personnes d’origine malienne ou sénégalaise). Si les Arabes sont désormais des musulmans (et exclusivement cela), les forces réactionnaires traditionnelles de la société française peuvent alors se parer de la grandeur de la laïcité pour frapper un groupe dont la critique virulente aurait auparavant légitimement éveillé les soupçons de racisme. Si les Arabes sont désormais des musulmans (et exclusivement cela), alors les forces islamistes ont beau jeu de venir se présenter en bouclier protecteur face à l’agressivité ambiante, contribuant un peu plus à l’enfermement d’une fraction des populations arabo-musulmanes dans une dimension exclusivement religieuse.
Cette redéfinition des Arabes en musulmans (et exclusivement cela) doit s’analyser en rapport avec des logiques internationales, à l’instar de l’échec du nationalisme arabe. Un échec déjà ancien puisque la République Arabe Unie [6], qui devait en être l’instrument institutionnel, mourut de facto dès 1961. Mais la dynamique spécifiquement française de cette redéfinition est à chercher dans le retour du refoulé colonial. Car le qualificatif de « musulmans » est précisément celui qui, pendant longtemps, servit dans l’Algérie française à désigner les Algériens de religion musulmane ou considérés comme tels. Et avec quelle facilité nombre de responsables politiques ainsi que maintes élites intellectuelles et journalistiques se sont glissés dans cette nouvelle-ancienne matrice de décryptage de la société! Quel rapport avec le burkini me direz-vous?
Certes, la virulence des réactions dans cette affaire est pour partie liée à la peur engendrée par un terrorisme qui cherche ses justifications dans l’Islam. Mais elle n’est évidemment pas sans rapport avec un ordre colonial qui continue à structurer des images, des peurs, des haines ou des rancœurs non-dites et parfois inconscientes. Que n’a-t-on lu et entendu cet été sur ce morceau de tissu ! Combien se sont essayés à un tweet rageur et véhément sur l’air du « no pasaran » ? Qu’un vêtement puisse choquer et que l’on puisse considérer que le burkini est porteur dans un contexte français de codes sociaux régressifs, rien là que de très commun. Mais que l’on voie se lever, toute honte bue, des hordes de personnes pour soutenir des interdits ubuesques, voilà qui n’est point banal et même fort inquiétant. Car ça n’est évidemment pas le burkini qui est essentiellement en jeu dans cette affaire.
Ce qui est en jeu, c’est la vision d’un bloc à la cohérence interne et aux valeurs fantasmées (les Arabes, ripolinés sous le vocable de musulmans) à qui il s’agit de faire comprendre que leurs visées (lesquelles?) ne prospéreront pas sur cette terre appelée France. Bref, une vision aux relents malveillants, voire carrément racistes. Tout comme l’islamisme, le racisme interdit toute vision émancipatrice. L’islamisme parce qu’il enferme dans une communauté religieuse régie par des dogmes. Le racisme parce qu’il minore par le verbe, le droit ou la violence physique des groupes humains, reléguant leurs membres dans un statut de sous-citoyens inaptes à perpétuer les conditions d’existence et de déploiement de la société au sein de laquelle ils évoluent… quand bien même l’immense majorité des membres desdits groupes aurait fait la démonstration inverse.
Dans ce champ miné d’hypocrisies et de malveillances, le politique a d’éminentes responsabilités qui ont trait à l’effectivité des conditions du vivre ensemble, de l’égale dignité et de l’émancipation, trois dimensions fondamentales au basculement dans une société pleinement moderne.
Les obstacles à ce passage vers la pleine modernité – passage qui crée une douleur telle chez certains qu’elle les poussera à la violence verbale, juridique ou physique- sont précisément le rapport à la religion et le rapport au passé colonial qui comportent dans leur déclinaison actuelle des dimensions archaïques.
L’archaïsme religieux, qui consiste à faire primer la loi de Dieu sur la loi des humains, se confronte aux trois dimensions de la modernité: il n’y a pas de vivre ensemble mais des enfermements communautaires qui produiront au mieux des juxtapositions; il n’y a pas d’égale dignité entre tous les citoyens mais des hiérarchies dans les dignités en fonction de l’appartenance religieuse; il n’y a pas d’émancipation mais des prisons appelées « dogmes » et « appartenance perpétuelle à la communauté de naissance ». L’islamisme, y compris chez les faussement modernes Frères musulmans, est par essence porteur de ces archaïsmes et constitue de ce fait un obstacle à la modernité. Lutter contre l’islamisme, tout comme lutter contre l’ensemble des archaïsmes religieux, procède donc d’un réflexe sain.
Mais là où le bât blesse, c’est précisément que les responsables politiques, qui après 20 ans en moyenne de carrière politique ont aujourd’hui le verbe haut contre des symptômes de l’islamisme, sont précisément les mêmes qui ont laissé les réseaux religieux les plus douteux s’installer et prospérer. Effondrement du tissu associatif républicain et laïque dans les quartiers populaires, acceptation voire impulsion de la redéfinition des populations sous un critère religieux exclusif à la plus grande joie des porteurs d’archaïsmes religieux, ineffectivité partielle des promesses de la République à l’endroit des descendants d’immigrés venus des anciennes colonies…
Ces défaillances sont celles des actuels responsables politiques et devraient les inciter à moins de bruit et à davantage d’introspection, bien loin de leurs récents et bien peu laïques rêves concordataires de constitution d’un Sanhédrin musulman sous autorité étatique… Les plus bruyants sur l’affaire du burkini, à savoir les maires LR des Alpes-Maritimes, sont les mêmes qui dominent presque sans partage ce territoire devenu un des plus grands foyers de départ de jeunes Français vers la Syrie. A l’issue de leur estivale frénésie réglementaire, nous attendons avec grande impatience leurs explications sur ce fiasco à l’égard duquel ils ont entretenu jusqu’ici une discrétion de violette…
Quant au rapport à l’ordre colonial, il est également marqué par une tendance archaïque qui consiste à ne pas percevoir des individus dans leur singularité mais à continuer partiellement à considérer des groupes dans la société en fonction de leurs anciennes étiquettes et des fantasmes tout autant que des rancœurs légués par l’époque coloniale. A cet égard, il n’est pas étonnant que les Alpes-Maritimes, marquées par une cohabitation entre des populations pieds-noires et des populations d’origine algérienne et de culture musulmane, soit un territoire propice à un racisme latent envers les Arabes. Qui s’étonnera d’ailleurs que les réactions à Nice suite à l’attentat du 14 juillet n’aient pas été traversées du même unanimisme fraternel qu’exprimèrent les « bobos parisiens » au lendemain du 13 novembre? Ne pas revenir sur ce que structure le passé colonial, c’est s’empêcher de basculer là encore dans une société pleinement moderne.
Car sans cela, il ne peut y avoir de vivre ensemble mais des regards en chiens de faïence. Sans cela, il ne peut y avoir d’égale dignité mais la permanence -fut-elle assourdie- d’une vision hiérarchisée de la société en fonction des origines. Sans cela, il ne peut y avoir d’émancipation générale mais des enfermements dans des catégories – des races – qui créent des impossibilités et limitent donc les humains dans leurs rêves et leurs capacités. Le passé colonial, en l’espèce son chapitre algérien, est comme un cadavre en putréfaction posé au milieu du salon France. Tout le monde sait qu’il est là et qu’il empeste l’atmosphère.
Mais chacun feint de ne rien voir et de ne rien sentir, rendant impossible le dépassement de ce passé qui continue alors à être agissant en termes de préjugés et de rancœurs. Mais également en termes de traumatismes non verbalisés et à la puissance stupéfiante: la violence de la colonisation de l’Algérie [7] et des circonstances de son accès à l’indépendance, le départ définitif de la terre natale pour les Pieds Noirs, le rapport douloureux à la figure des aïeux indépendantistes parmi des populations d’origine algérienne qui réclament la pleine appartenance à… l’ancienne métropole colonisatrice, le poids inconscient du décret Crémieux sur les relations judéo-arabes au sein même de notre pays, l’ingratitude de la France envers les harkis et leurs enfants, la blessure narcissique de la perte de « départements » français… Dépasser, ça n’est pas taire. C’est ouvrir un espace de verbalisation d’emblée conçu comme un espace de dépassement et non comme celui de l’entretien des populismes, des haines et des névroses identitaires.
Ces nécessaires progrès vers la modernité méritent un peu plus que des hystéries et des malveillances exprimées en 140 signes.
Tribune publiée le 26 août 2016 dans Le Huffingtonpost
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[1] Dans le Nouveau Testament, (lieu du) combat final entre le Bien et le Mal.
[2] Bien évidemment, beaucoup de personnes, fidèles à une vision antiraciste, utilisent le terme « islamophobie » pour désigner la musulmanophobie ainsi que pour contester les discours visant à essentialiser la culture musulmane en barbarie afin d’essentialiser les musulmans en barbares.
[3] Entendre ici les groupes qui militent de facto pour que l’Islam ou plus exactement l’interprétation qu’ils en font structure l’ensemble des activités des musulmans.
[4] Pour ma part, j’étais témoin en 2007 en faveur de Charlie Hebdo lors du procès des caricatures. Quelque temps plus tard, nous attaquions Claude Guéant devant la Cour de Justice de la République pour ses propos antimusulmans répétés. Voilà ce qu’est la cohérence antiraciste, pendant que des groupes frappent du même opprobre les caricatures de Mohamed (dont il faut rappeler qu’elles visaient les intégristes) et les propos antimusulmans.
[5] Le terme Arabe est ici utilisé de façon extensive pour les populations placées dans le langage courant sous ce qualificatif, fussent-elles berbères.
[6] Sous l’effet de la popularité du panarabisme nassérien sorti grandi de la crise de Suez en 1956, la République Arabe Unie est un Etat qui, à partir de 1958 et sous la direction de Nasser, réunit l’Egypte, la Syrie et brièvement le Yémen du Nord. Alors que les pays arabes auraient dû, dans l’esprit de Nasser, progressivement fusionner au sein de la RAU qui aurait alors incarné l’unité du monde arabe, le mécontentement d’une fraction croissante de Syriens s’estimant lésés et étouffés par cette union conduisit à un coup d’Etat en Syrie. Cette dernière, désormais dirigée par des anti-nassériens, quitta la RAU qui resta cependant le nom officiel de l’Egypte jusqu’au lendemain de la mort de Nasser.
[7] La phase de conquête de l’Algérie par la France y provoqua un spectaculaire recul démographique. La phase de l’administration coloniale y entraîna l’injustice et la violence envers les populations locales.