Racisme, discriminations, à quoi joue Karim Benzema?

En prenant prétexte d'un motif raciste pour expliquer sa non-sélection en équipe de France pour l'Euro 2016, Karim Benzema joue avec le feu des discriminations dans le football. Un sujet sensible qu'il ne faut pas instrumentaliser mais au contraire aborder avec précision, surtout quand on bénéficie d'une telle audience au sein de la jeunesse.

Pour tout dire, on ne savait pas jusqu’alors Karim Benzema sensible aux problématiques des discriminations, en particulier dans le football. Sans entrer dans le détail des procédures judiciaires en cours, on savait en revanche que pour lui, qualifier son partenaire d’équipe de France, Mathieu Valbuena de « tafiole » était pour lui « amical », alors qu’il s’agit d’une injure homophobe.

Saisissons en revanche cette polémique qui n’aurait pas dû être pour parler de racisme dans le football. Le Paris Foot Gay, association non-communautariste, avait choisi, aux côtés de SOS Racisme notamment, de lutter contre toutes les formes de discriminations, à caractère homophobe, sexiste, antisémite, raciste. L’association avait joué un rôle de lanceur d’alerte en rendant public le Rapport de Patrick Karam, Inspecteur au Ministère de le Jeunesse et des Sports relatif aux « Discriminations et aux incivilités dans le sport et plus particulièrement dans le football et le rugby », rangé soigneusement dans un tiroir du Ministère depuis… décembre 2013. Pourtant, ce que met en évidence ce Rapport ministériel sur le racisme dans le foot français est accablant. Sans que ce soit forcément une surprise dans un pays en crise sociale, économique, politique profonde, un pays dont un parti d’extrême-droite est devenu la première force politique, un pays dont un illustre « intellectuel » dénonce « une équipe nationale black-black-black qui en fait la risée de toute l’Europe », une « génération Caillera » qui donne « envie de vomir » (A. Finkielkraut). Regardons de près ce que nous donne à voir ce Rapport ministériel très solide. Concernant la représentativité dans les instances dirigeantes du foot, le « plafond de verre » joue à plein :

  • Dans le foot professionnel, un décalage évident existe entre d’un côté les joueurs, et de l’autre les entraineurs et la gouvernance : 50% de joueurs issus de la diversité en Ligue1 et Ligue 2, 10% des entraineurs en Ligue 1 et… 0% en Ligue 2 ; 0% des présidents en Ligue 1 et 5% en Ligue 2. Les instances du football professionnel ont le devoir d’agir.

 

  • Même constat pour le foot amateur dans les instances fédérales. Au sein de l’encadrement de la Ligue d’Ile de France de Football (Ligue de Paris) par exemple, une représentation « blanche », « monocolore », alors que les joueurs sont issus pour nombre d’entre eux de la diversité et de l’Outre-Mer. D’où un « décalage très net entre les responsables des fédérations et les jeunes », souligne Mohamed Belkacémi, Conseiller technique national FFF en charge du football de quartier. Les responsables de la Fédération Française de Football ont le devoir de mettre en place des actions qui se font cruellement attendre.

« Les effets sont désastreux quant à l’image renvoyée et au sentiment d’inégalité lié à l’origine que développent les licenciés et les responsables issus de la diversité », constate le Rapport. Lequel souligne qu’en parallèle, les clubs communautaires sur des bases ethniques et/ou religieuses « fleurissent ». Le Ministère de la Jeunesse et des Sports a le devoir de s’en préoccuper et de réagir, notamment lorsqu’il s’agit du sport le plus populaire de France, au risque de laisser se produire une « fracture républicaine » au sein de la jeunesse.

Le scandale est même plus large concernant les responsabilités gouvernementales et les politiques de rigueur budgétaire qui renforcent une réalité structurelle déjà fort ancienne à l’égard du sport et du foot amateurs : « Le sport français est malade. Pas seulement le football. Les gens se sentent abandonnés. Les aides aux associations sont faibles et il n’y a pas de soutien aux bénévoles qui pourtant font tourner la machine ».

Et il ne faut pas trop compter sur la solidarité du foot professionnel : le Rapport dénonce un « système à deux vitesses, avec un football d’en haut opulent et un football d’en bas qui vit dans la précarité ». Les familles nombreuses, « issues surtout de l’immigration récente », ont du mal à inscrire tous les enfants en raison des coûts (équipements, licences) et les arbitrages sont généralement faits au détriment des filles. Discriminations dans l’accès à la pratique du foot en raison du sexe, en raison de la pauvreté : qu’en pense Karim Benzema dans sa subite découverte des discriminations ?

Malgré les constats de ce Rapport, vite rangé dans un tiroir, on cherche malheureusement en vain les réponses en termes d’actions visant à faire reculer le racisme dans le foot. Comme sur les problèmes d’homophobie, responsables politiques et instances du foot pratiquent la politique de l’autruche. Les manifestations, propos, gestes, injures racistes, qu’il est urgent de dénoncer et de sanctionner dans les stades et à leurs abords ne le sont pas suffisamment, tandis que les instances ne montrent guère l’exemple par l’absence de possibilité de promotion interne des personnes issues de l’Outre-Mer ou des immigrations maghrébine et sub-saharienne.

Il aura fallu attendre que des centaines de bananes soient lancées par les supporters de l’OM sur le gardien de but Jospeh-Antoine Bell, en octobre 1989, pour que le fléau raciste commence à être pris en considération. Cet événement aurait dû être le déclencheur d’un dispositif puissant et pérenne pour lutter partout et toujours contre le racisme, sans relâche.

Or, nous sommes actuellement en plein recul alors qu’il est urgent d’aller de l’avant. Les outils de recensement et d’analyse sont faibles, le caractère spécifiquement raciste des incidents est passé sous-silence, l’homophobie et le sexisme ne sont même pas pris en compte… Selon la Licra, « les municipalités nient et étouffent les cas de racisme et elles se désengagent de la lutte contre le racisme ». Les clubs craignent une atteinte à leur image, exercent des pressions sur les joueurs et imposent la loi du silence. Le 25 janvier 2009, un match est interrompu en raison d’injures racistes contre le joueur Makam Traoré, français né sénégalais, qui s’effondre en larmes et déclare : « Je n’en peux plus. J’en ai trop entendu depuis que je joue au football. Je n’ai jamais rien dit parce que nos entraineurs nous demandent de ne pas réagir, mais je n’en peux plus. J’ai envie de rentrer dans mon pays ».

Le Directeur national de l’arbitrage de la FFF, Marc Batta, fait ce terrible constat : « Les terrains de football sont devenus des défouloirs. Il est irréaliste de demander à un arbitre de district d’inscrire les injures racistes ou homophobes sur sa feuille de match, car il risque d’avoir des problèmes ».

Des solutions existent pourtant. Le Paris Foot Gay et ce Rapport « Karam » portaient d’ailleurs des préconisations et des programmes d’actions qui ont été totalement ignorés. L’action des fédérations passe par la coopération réelle et généralisée avec les associations antiracistes, la sensibilisation et la prévention, la connaissance des incidents, la formation, la sanction disciplinaire ou encore les procédures judiciaires. On en est loin : le 10 avril 2012, pendant les demi-finales de la Coupe de France entre le Gazélec Ajaccio et Lyon, une partie du public ajaccien imite les cris de singe à chaque fois que l’attaquant lyonnais Gomis touche la balle. Des bananes lui sont aussi lancées. La FFF n’enquête même pas dans cette affaire ! Pourtant, selon le Rapport, « des poursuites systématiques par les fédérations concernées auraient le mérite de la clarté par l’envoi d’un message sans ambiguïté sur l’impunité zéro, qui aurait une valeur dissuasive très forte ».

Il est urgent que les instances du foot et les responsables politiques acceptent enfin de regarder en face la réalité du racisme et des discriminations dans le foot, mettent enfin en œuvre les recommandations qui ont été produites pour lutter efficacement contre ces délits, et qu’une coopération efficace s’instaure, en lien avec les instances européennes et mondiales du foot.

A quelques heures du coup d’envoi de l’Euro 2016, nous devons toutes et tous nous mobiliser pour que le foot devienne enfin un sport responsable, celui du respect de la dignité des personnes, dans leur diversité.