L’antiracisme ne peut jamais être une guerre des races mais doit toujours être une guerre contre la notion de race (par Dominique Sopo, Le Monde, 22 mars 2021)
Le 17 mars 2021, Mélanie Luce présidente de l’UNEF, lors d’une interview sur Europe 1, admettait la tenue de « réunions non mixtes racisées » au sein de l’organisation étudiante, s’attirant des critiques venues de la droite et de l’extrême droite sur le fait de séparer les personnes en fonction de leurs origines ou couleur de peau.
Laissons d’emblée de côté l’extrême droite, dont les élus du Rassemblement national (RN) qui la représentent sont les membres d’un parti fondé sur le racisme et dont la chef participa naguère à Vienne à un bal organisé par des corporations étudiantes interdites aux juifs et aux femmes.
Pour le reste, les commentaires outrés sur une information déjà révélée il y a plus de trois ans ne doivent impressionner quiconque. D’autant moins lorsque leurs auteurs, dont plusieurs ont ces dernières années activement participé à l’ethnicisation du lien social et ne sont jamais perturbés d’évoluer dans des assemblées ou des espaces ségrégés, consacrent souvent l’essentiel de leurs efforts privés à vivre ou à scolariser leurs enfants dans des endroits exempts de pauvres et d’Arabes.
Des tentatives d’amputations démocratiques
Sauf si les membres de ces deux dernières catégories appartiennent respectivement au monde de la domesticité ou à celui d’une bourgeoisie tellement huppée qu’elle acquiert alors d’étonnants pouvoirs blanchissants chez tout individu la composant. On remarquera cependant avec quelque intérêt que ces commentaires outrés se sont agrémentés de demandes de dissolution ou de suppression de subventions.
Si la recherche de gains politiques en profitant d’un « scandale » est finalement « de bonne guerre », il est étonnant que cette recherche s’accompagne chez certains élus de droite de tentatives d’amputations démocratiques. Car se précipiter à demander la mort d’un syndicat – par dissolution ou par privation de moyens – nourrit une dynamique de destruction des corps intermédiaires de nature à réaliser l’un des objectifs du fascisme : l’atomisation du corps social.
Mais laissons là ces improbables coryphées de la République, tellement hypocrites qu’ils feraient passer des milliardaires réclamant une augmentation de leurs impôts pour des modèles de sincérité et de désintéressement.
Des questionnements qui agitent la gauche
A vrai dire, ces questionnements et débats sur les réunions non mixtes agitent la gauche depuis quelques années, que cela soit à l’occasion des « camps d’été décoloniaux » entièrement structurés autour de ce principe ou, sous une forme circonscrite à des temps limités au sein d’organisations dont le cœur de l’activité n’est pas la lutte contre le racisme et le sexisme, à l’occasion de séances internes à des syndicats enseignants – SUD-Education 93 naguère – ou étudiants, en l’espèce l’UNEF.
Les arguments en soutien à l’organisation de telles réunions sont connus : les personnes « concernées » (c’est-à-dire porteuses du stigmate qui leur vaut d’attirer sur elles la violence sociale, physique ou symbolique) doivent pouvoir parler entre elles de ce qu’elles vivent afin de libérer leur parole. D’ailleurs, est-il expliqué pour soutenir lesdites réunions, des femmes ne le faisaient-elles pas dans les années 1970 dans le cadre du Mouvement de libération des femmes (MLF) ?
Problème : rien ne va dans cette argumentation. Remarquons d’emblée que les femmes et les personnes victimes de racisme sont deux catégories unies par des problématiques communes (la confrontation à des logiques d’infériorisation qui ne rechignent pas à l’emploi de la violence) mais qu’au moins une singularité distingue néanmoins : les femmes ne sont jamais vécues par les hommes comme totalement étrangères à eux-mêmes (elles peuvent être des filles, des mères, des épouses ou des sœurs) tandis que les victimes du racisme peuvent être collectivement cantonnées (radicalement, c’est-à-dire avec la rupture de tout contact), détruites ou expulsées sans que cela ne remette en cause la survie biologique du groupe qui commandite ces actions.
Espace politique différent de l’espace thérapeutique
Si bien que les logiques de mise à l’écart collective et volontaire déboucheront invariablement sur un retour sollicité ou imposé lorsqu’elles sont portées par des femmes mais peuvent à l’occasion amener la société à claironner un « chiche ! » lorsqu’elles sont le fait de victimes du racisme.
A vrai dire, il n’est pas illégitime que des rencontres se fassent sur la base d’expériences communes liées à un critère pouvant revêtir le caractère d’un stigmate. Mais il s’agit de se défaire de lourdes confusions.
A l’appui de l’organisation de réunions non mixtes (que cela soit sur le plan du genre ou sur celui de la couleur de peau ou de l’origine réelle ou supposée), il est fréquemment évoqué l’existence des groupes de parole pour les femmes victimes de violences conjugales.
A part que ces groupes de parole ne sont en aucun cas un espace politique mais un espace thérapeutique (que l’on pourrait rencontrer également dans des associations organisant des groupes de parole entre descendants d’esclaves). Première confusion donc : la thérapeutique n’est pas le politique.
Une différence entre l’espace privé et l’espace public
Que sont alors les réunions non mixtes dans des syndicats étudiants ? Des espaces thérapeutiques (fonction inédite pour un syndicat) ? Ou des espaces politiques (qui, chose étonnante, seraient alors structurés par une autre réalité que la poursuite d’un projet commun de transformation) ?
Une seconde confusion, qui en l’espèce ne concerne pas l’UNEF dont les réunions incriminées sont strictement internes, est fréquemment opérée chez les organisateurs de telles réunions : la confusion – et même le renversement – entre le public et le privé.
En effet, que des personnes se réunissent à titre privé sur la base des critères les plus divers, rien de plus normal et de plus banal. L’espace du privé peut aussi être celui où se déploient tous types d’affinités, où se construisent des identités, où se discutent des expériences, où se reposent et se réparent des âmes blessées.
Le rapport entre l’intime et le politique
Bref, il est volontiers un espace de l’intime au sein duquel les règles sont essentiellement décidées par celles et ceux qui participent des scènes qui s’y déroulent. En revanche, l’espace public comporte des règles politiquement construites et partiellement juridicisées, notamment celles de la non-discrimination, ce qui pose le problème de réunions publiques annoncées comme étant exclusivement réservées à des personnes définies par des critères ethno-raciaux.
Certes, les défenseurs ou les organisateurs de telles réunions objectent en somme qu’il ne s’agit pas de réunir « des Noirs et des Arabes » mais des personnes unies par l’expérience d’être noires et arabes. Distinction à vrai dire assez oiseuse, davantage pirouette qu’objection.
Mais, pourrait-on rétorquer, n’existe-t-il pas de rapport entre l’intime (ce que l’on est et ce que l’on vit) et le politique (la façon dont on analyse la Cité et les voies que l’on se propose d’emprunter pour la transformer ou en conserver les fondements) ? De toute évidence, ce rapport existe.
Un doute sur l’existence des « réunions non mixtes racisées »
Le lien entre l’intime et le politique est même robuste puisque le premier contribue à façonner des sensibilités, des rapports à l’Autre, des représentations, des peurs et des espoirs qui impactent le second. Mais si l’intime se limite à un trauma, il lui faut quitter ces rivages avant de revêtir une pertinence politique.
Et s’il n’est plus un trauma, son expression dans des groupes fondés sur un objet commun – par exemple la lutte contre le racisme – ne rencontre guère d’obstacle sérieux, pour peu que l’institution où cet intime s’énonce en garantisse l’expression.
Qu’en est-il alors des « réunions non mixtes racisées » organisées au sein de l’UNEF ? En réalité, je doute que ces réunions existent actuellement, si bien que je m’interroge sur l’intérêt de l’« aveu » de l’existence de ce qui n’est pas et pourrait bien ne plus être. Mais, plus fondamentalement, je suis frappé par la terminologie et la justification de ces réunions.
Des réunions comme des formes vides d’objectifs
La terminologie d’abord qui, par l’emploi du mot « racisé », recourt à une dénomination qui pose de sérieux problèmes. En effet, le racisme renvoie à un processus de distinction de l’humanité en prétendues « races » accompagnée de l’instauration d’une échelle entre ces dernières. Si bien que, dans les sociétés au sein desquelles la « race » présente une puissance classificatoire et hiérarchisante, tout le monde est « racisé ».
Etrange mot que celui qui prétend décrire ce que pourtant il ne décrit pas. Certains expliqueront que ce terme vient des « concernés » qui, ainsi, en choisissant leur propre terme, se réapproprient une position d’acteur. Etrange mot que celui qui prétend rendre une position d’acteur en utilisant un participe passé, forme grammaticale qui exprime avec une force particulière la passivité.
La justification ensuite, car ces réunions, telles qu’elles sont présentées, apparaissent comme des formes vides d’objectifs (mais pas de conséquences en termes de structuration du débat public et d’attaques politiques non seulement contre le syndicat mais aussi contre le camp politique auquel il est historiquement associé : la gauche).
La conquête de la rencontre de l’Autre sur un pied d’égalité
Et c’est sans doute ce vide qui doit interroger au premier chef. Car il est le signe du reflux du partage de cadres conceptuels à gauche, reflux qui n’est d’ailleurs pas de la responsabilité de l’actuelle génération étudiante, engoncée dans une époque où l’intime tiendrait lieu de vérité ultime, et particulièrement dans le domaine antiraciste où se construisent et disparaissent à la vitesse de la société de consommation des icônes décorrélées de toute dynamique collective autre que celle de fan-clubs.
Ce vide et les conséquences qu’il entraîne (sans que les membres du syndicat ne semblent en avoir conscience ni en éprouver une forme de responsabilité) sont également les signes de la perte – momentanée ? – d’une filiation historique et politique, symptômes de la désagrégation des écosystèmes intellectuels et organisationnels qui structuraient naguère la gauche.
En tant que président d’une association antiraciste, je voudrais dire que l’antiracisme ne peut jamais être une séparation mais toujours un effort pour poursuivre un objectif ambitieux : la conquête de la rencontre de l’Autre sur un pied d’égalité. Aussi douloureuse et complexe soit cette conquête, elle ne peut en aucun cas se faire par un effondrement sur l’intime ou par un – faux – parallélisme guidé par la rancœur (« puisque la société nous soumet au racisme, renvoyons-lui la race en y adhérant pleinement »).
Un affaiblissement de la gauche et des combats qu’elle porte
L’antiracisme ne peut jamais être une guerre des races mais doit toujours être une guerre contre la notion de race. En tant qu’homme de gauche, je voudrais dire aux dirigeants et militants d’organisations de jeunesse réputées de gauche qu’ils ont aussi une responsabilité vis-à-vis d’une famille politique nécessairement impactée par des expressions – sinon des options – calamiteuses.
Je ne parle d’ailleurs pas tant de responsabilité organique que de celle à l’endroit des idéaux d’un camp et de la crédibilité à les porter qu’éprouvent ses membres et que reconnaît la société. Et lorsque, avec un certain succès et au-delà de leurs frontières, l’extrême droite et la partie de la droite qui a contribué à légitimer des dynamiques racistes dans notre société parviennent à retourner l’accusation de racisme contre une partie de la gauche, il y a un affaiblissement de cette dernière et des combats qu’elle porte.
Enfin, en tant qu’ancien de l’UNEF, je voudrais dire qu’aucun syndicaliste étudiant ne devrait jamais troquer, fût-ce inconsciemment, son ambition de transformation sociale contre l’introspection de son nombril, quels qu’en soient le genre ou la couleur.