Désinformation et rumeur : nous sommes notre pire ennemi !
Jamais le citoyen n’a disposé d’autant de moyens de s’informer, à un coût aussi faible. Pourtant, les rumeurs et la désinformation la plus grossière se diffusent dans la société, avec une facilité inquiétante.
Des chaînes d’information en continu, des milliers de sites d’actualité en ligne, des dizaines de bases de données officielles (INSEE, Légifrance, l’INA…), des bibliothèques en ligne gratuites (Persée, Gallica etc.)… les moyens de s’informer facilement sont parvenus à un niveau de profusion inédit dans l’histoire de l’Humanité. Wikipédia qui – en dépit des manipulations dont elle est l’objet régulièrement – reste une source globalement fiable. Ou du moins aussi faillible que les autres encyclopédies. Un progrès considérable qui met la connaissance à la portée du plus grand nombre, même si cela n’arrange pas les finances des éditeurs et libraires. Sans oublier les flux RSS, hélas peu pratiqués en raison d’interfaces trop compliquées, mais qui permettent de bénéficier d’une information beaucoup plus vaste, plus contradictoire et plus personnalisée. Je ne saurais trop vous recommander de vous y initier via les agrégateurs de flux de type Feedly dont j’ai réalisé d’ailleurs un tutoriel video.
Progression de la rumeur et de l’irrationnel
Pourtant, rumeur et désinformation semblent n’avoir jamais été aussi vivaces. En témoignent, parmi de multiples exemples récents, ces histoires de vaccins à l’origine de l’autisme, ces alertes contre des cours d’éducation sexuelle et de masturbation à la maternelle, ces rumeurs de maires qui font venir en douce des populations africaines dans leur ville…
La rumeur, vieille comme le monde, dispose avec l’e-mail, Internet et les réseaux sociaux de nouveaux vecteurs de diffusion qui accroissent indéniablement leur portée et leur fréquence. Le site hoaxbuster.com dresse l’inventaire non exhaustif, de ces fausses informations qui apparaissent ou réapparaissent au gré de l’actualité ou de l’humeur des farceurs et manipulateurs innombrables. Plus incroyable et inquiétant encore, se développe une autre tendance : celle du nihilisme rationnel. Le rejet de tout raisonnement scientifique ou argumentation logique. Peu importent les éléments dont on dispose pour démontrer l’antisémitisme dogmatique de Dieudonné. Ses défenseurs lui trouvent des excuses : il s’agit de manipulations médiatiques, de déformations… Non, c’est lui le vrai résistant au “système”. La foi l’emporte sur la raison.
Idem pour Eric Zemmour qui, dévoile de plus en plus ses fantasmes passéistes et misogynes ou xénophobes. Et qui, même lorsqu’il se trompe grossièrement, passe pour un courageux et rigoureux pourfendeur de la pensée unique par ses adorateurs. L’anti-conformisme systématique devient gage de profondeur et de vertu : celle de révéler au grand jour une vérité cachée, trop dangereuse pour être dite. Le succès de Zemmour n’est pas étranger au complotisme ordinaire : “on nous cache tout, on nous dit rien”, sauf lui.
Alors, d’où vient ce recul apparent de l’esprit critique ?
Remise en question globale de la rationalité
Depuis Hiroshima, l’utopie scientiste s’est écroulée tristement sur les ravages de la bombe A et ses centaines de milliers de morts. Il faut ajouter à cela les désastres écologiques de l’industrialisation, ce “machinisme” qui devait nous sauver de la pauvreté au 19e siècle, d’après les géniaux Ernest Renan, Nicolas Condorcet ou Auguste Comte. Un machinisme qui a surtout réussi à nous polluer, réchauffer l’atmosphère, détruire nos forêts, dévaster nos océans. Et abouti à une société d’hyper-consommation confortable, mais vaine et vide.
D’une manière générale, la science et la raison ont largement échoué à nous rendre heureux. Au contraire, se développe l’idée que finalement, mieux vaut ne pas trop savoir. Pour vivre heureux, vivons idiots. Rousseau et son “bon sauvage” triomphent de Voltaire.
Les médecines “alternatives”, homéopathie, ostéopathie, kinésiologie et autres disciplines plus ou moins efficaces – hors effet placebo – réunissent un nombre croissant d’adeptes.
L’astrologie et les sciences paranormales séduisent aussi de plus en plus. Le très rationnel et cynique François Mitterrand, y recourait lui-même régulièrement, non pas pour prendre des décision qui engageaient la France mais tout de même. A moins que ce ce n’ait été pour les beaux yeux de l’astrologue (et sociologue !) qui lui prodiguait ses visions.
La parole officielle frappée de discrédit
L’épisode Tchernobyl a inauguré le mensonge des scientifiques eux-mêmes. Ceux-ci nous ont assuré, les yeux dans les yeux, que le nuage radioactif ne passerait pas au dessus de la France, et qu’il n’y avait aucun risque.
Le mensonge historique de Colin Powell aux Nations-Unies sur le risque des armes de destruction massives, armé de sa petite fiole, a bien servi à se payer la nôtre. Avec des conséquences incroyablement funestes, et dont l’onde de choc n’a pas fini de se répandre dans le monde (les Etats-Unis et l’Europe n’ont plus aucune légitimité en tant que garants de la démocratie et du bien commun).
Ces mensonges ne sont pas les premiers, mais, par leur gravité, ils jettent un profond discrédit sur la parole politique et ceux qui nous gouvernent. Les chiffres de la délinquance manipulés par l’ONDRP et son patron Alain Bauer, par vénalité et complicité politique avec son ami Nicolas Sarkozy, créent un précédent fâcheux. Ils tendent à discréditer l’ensemble des chiffres officiels et accentuent notre méfiance et paranoïa naturelles.
Parfois ce sont aussi les outils de mesure qui sont inadaptés, comme la mesure de l’évolution du pouvoir d’achat, qui évite soigneusement les plus gros postes de dépense comme le logement, la voiture ou les assurances. L’insee a certes ajouté un indice de pouvoir d’achat arbitrable qui inclut enfin ces coûts, mais ce n’est pas toujours ce chiffre qui est médiatisé.
Le mélange des genres, blague, blog… le grand blougui-boulga
Les sites parodiques sont quelquefois pris au pied de la lettre (exemple le Gorafi). Une erreur susceptible de toucher tout le monde, y compris les personnalités politiques, comme en atteste l’exemple de Christine Boutin. La fervente opposante au mariage pour tous et plus s’était appuyée sur une blague du Gorafi pour dénoncer la politique du gouvernement.
On est surpris (et inquiets), de constater que les lecteurs prennent pour de l’information, un article qui se présente ouvertement comme une blague. Pire encore, une fois lancés sur la pente de leur émotion, ils n’écoutent plus rien… Arrêtez tout : c’est une BLAGUE ! Trop tard.
Les sites médias contribuent au brouillage des repères via les blogs et contributeurs qu’ils relaient, sans les vérifier autant qu’ils le devraient parfois. C’est le cas de cet article d’un contributeur de CNN qui établit un lien direct entre vaccination et autisme. Demain, le mélange opaque entre information et publicité, pourrait détériorer encore davantage ce lien de confiance entre lecteurs et médias, via cette “publicité native” (publi-rédactionnel) qui (re)-devient très à la mode. A moins qu’elle ne soit pratiquée avec discernement et précaution, ce qui n’est pas gagné, il faut le reconnaître.
Le prix des erreurs récurrentes des médias
Les médias traditionnels ne sont pas exempts de responsabilité dans cette montée de la défiance globale vis à vis de l’information “officielle”. Les exemples en la matière ne manquent pas, hélas, et ne datent pas d’hier. Les historiens expliquent la chute vertigineuse de tirages de la presse française d’après-guerre (1918), notamment par le discrédit qui l’a frappée. Les journaux ont en effet abusé de la propagande et du “bourrage de crâne” guerrier, avant et pendant le conflit.
“Les dissimulations et les excès du bourrage de crâne conduisent alors à une chute générale des tirages dans le second semestre 1917. La méfiance des lecteurs face au « bobard » ou à la « rumeur » discrédite pour longtemps la presse d’information.” écrit l’historien Olivier Forcade pour le magazine Histoire.
Les médias (télévisés en particulier) se sont compromis dans le traitement de la guerre du Golfe de 1991 “propre” et sans victimes, grâce aux prétendues frappes chirurgicales; ils ont manqué de prudence lors de l’épisode du faux charnier de Timisoara; Sans parler des manipulations pures et simples, comme l’interview bidonnée de Fidel Castro par Patrick Poivre d’Arvor… la coûteuse bague de Rachida Dati opportunément effacée ou les bourrelets du Président gommés par un zélé flatteur. Récemment, le montage en épingle de l’agression de juifs par des militants pro-arabes, a donné l’image de médias plus prompts à relayer des “on-dit”, qu’à vérifier les faits. Aux Etats-Unis, la presse s’est largement compromise auprès de l’opinion en soutenant les positions belliqueuses du clan Bush après le traumatisme du 11 septembre. Jusqu’à accepter sans mot dire les lois liberticides du Patriot Act ou l’instauration de l’infâme base de Guantanamo lieu des pires tortures
Notre fainéantise intellectuelle
Le sociologue Gérald Bronner dénonce dans son livre “la démocratie des crédules” les différents biais dont nous, citoyens, sommes victimes vis à vis de l’information. Le plus connu d’entre eux est le biais de confirmation qui consiste à ne s’exposer qu’aux messages qui confortent notre position initiale et à rejeter tout ce qui pourrait la déstabiliser. Mais c’est loin d’être le seul biais dont nous sommes victimes. Perception sélective, conformisme, illusion des séries, biais d’auto-complaisance… nos tendances à nous tromper spontanément ne sont pas rares. La solution, face à cet ennemi de l’intérieur qui nous égare ? Examiner les mauvaises intuitions qui nous viennent à l’esprit et les passer au filtre de notre raisonnement. User d’un esprit critique constructif, contre le nihilisme cognitif. Un effort qui n’est pas gratuit, comme le montre bien Platon et son allégorie de la caverne : la lumière brûle les yeux, et la vérité n’est pas toujours plaisante.
Le besoin de trouver des réponses , coûte que coûte
Mais, saurons-nous lutter contre le principal ennemi de la vérité: l’égoïsme ? Le plus souvent, nous chérissons nos croyances, car elles nous arrangent. Comme tous les tenants de la méritocratie qui assurent” s’être faits tout seuls, à force de volonté. Et les autres ont ka bosser, les fainéants !”. Biais d’auto-complaisance qui minore tous les atouts dont ils ont bénéficié, contrairement à ceux qu’ils accusent de ne pas réussir : confiance, instruction, capital culturel (le réseau), capital social (la maîtrise des codes), capital tout court (oui dépenser 25 ou 30 euros en famille au musée ne viendra pas à l’esprit d’une mère de famille modeste, le coût dépassant le bénéfice “ressenti”). Par ailleurs, nous vivons dans une société qui accepte de moins en moins l’incertitude, ne pas savoir. Alors, quand on ne sait pas, on cherche soi-même des réponses. Et on retombe dans la croyance, superstition ou la religion. C’est le cas de multiples recherches effectuées par les citoyens contestant la version officielle du 11 septembre ou celles de l’assassinat de Kennedy. Notant les zones d’ombre des rapports officiels, ils en déduisent de multiples théories, car ils n’ont finalement aucun élément pour trancher.
Leur besoin viscéral de comprendre les emmène du doute intellectuel légitime, aux théories les plus paranoïaques. Et en matière de doute, comme en toute chose, tout est question d’équilibre. Il faut douter un peu pour avancer, car si l’on pense être déjà arrivé, pourquoi se bougerait-on ? Mais à trop douter, on n’avance plus, tétanisé par le risque de chuter. Et contrairement à ce que j’ai longtemps cru, l’instruction ne protège pas contre ces errements. Les cadres supérieurs sont plus enclins à croire aux théories irrationnelles comme les E.T. ou certaines croyances non-scientifiques. Simone de Beauvoir et Sartre ont refusé de serrer la main d’Arthur Koesler, auteur du génial “zéro et l’infini” qui dérangeait leur idéal communiste. Bêtise de l’intelligence.
Comme disait Pascal, le demi-habile est le plus dangereux. A la différence du sot qui sait qu’il ne sait pas, et du sage qui mesure son ignorance, le demi-sot croit savoir. C’est cette arrogance et cette certitude qui le placent en réalité dans le camp des imbéciles.
Fondamentalement, la science et la raison ne peuvent répondre au besoin métaphysique de l’être humain : à quoi sert de vivre, si c’est pour mourir ? Et sur ce point, il n’y a qu’une seule réponse possible qui réside en l’humilité. On ne sait pas tout, on ne maîtrise pas tout, il faut l’accepter. C’est peut-être en cela que la religiosité, sous toutes ses formes, prend sa revanche sur le rationnel. Et explique sa résurgence indéniable.
Cyrille Frank