Le racisme commence par des mots et finit par des crimes (par Dominique Sopo et Smaïn Laacher, Libération, 10 janvier 2023)
Selon les données du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), le nombre de crimes et délits à caractère raciste enregistré par les services de police et de gendarmerie a augmenté de 11% entre 2018 et 2019 puis de 13% entre 2019 et 2021.
Ce qui relève de la parole – injures, provocations ou diffamations publiques – représente 65% des crimes et délits enregistrés « en raison de l’ethnie, de la nation, d’une prétendue race ou de la religion ». Certes, ces chiffres doivent être analysés avec précaution par le fait qu’ils peuvent indistinctement traduire une augmentation des crimes et délits, une plus grande propension à s’adresser à la puissance publique pour qu’ils soient sanctionnés et, enfin, l’attitude des pouvoirs publics dans la réception de la parole des plaignants. Mais la tendance est inquiétante et, derrière la froideur de ces chiffres, se déploient des situations concrètes qui montrent une montée en violence de la parole publique raciste.
En effet, à plusieurs reprises ces dernières semaines, des propos au large écho dessinent un paysage médiatique (réseaux sociaux y compris) au sein duquel ces propos explicitement racistes ou culturellement méprisants ne sont plus considérés comme devant rester indicibles mais, au contraire, être brandis comme la preuve d’un courage face à la censure des « wokes », des « bien-pensants », du « politiquement correct » ou des « droit-de-l-hommistes » selon la tradition à laquelle se raccroche l’énonciateur ou la mode du moment.
Si les énoncés racistes présentent, selon les circonstances une singularité propre, les mécanismes discursifs à l’œuvre sont similaires. En effet, chaque énoncé vise explicitement une population précise invariablement homogénéisée et essentialisée, qu’il s’agisse d’évoquer « les » noirs, « les » Arabes, « les » musulmans », « les » immigrés, etc.
La figure majeure par laquelle on se saisit, en pratique et en représentation, de ces populations est celle de l’être inférieur qui présente deux qualités essentielles : son ignorance culturelle et sa dangerosité sociale. Dans les deux cas, ces qualités constituent par excellence des figures repoussoirs. La nature aurait hiérarchisé et classé les groupes selon leur « valeur », leur « force », leur « intelligence » ou leurs « qualités morales ». Certes, comme le faisait déjà remarquer Léon Poliakov dès les années 1950, la nature n’est plus que marginalement invoquée depuis que le nazisme a durablement délégitimé le racisme biologique. Mais, poursuit l’historien, en lieu et place de différences naturelles s’est forgé l’argument des différences culturelles. Les traits culturels jouant dorénavant le rôle des gênes.
Le raciste, être supérieur, ne craint pas en soi l’être inférieur issu des anciennes colonies car celui-ci n’a pas la faculté de gouverner et de dominer le monde. Il ne craint les être inférieurs que dans deux situations : s’il s’agit des Juifs qui ne sont pas marqués par une infériorité intellectuelle mais, à travers un « complot juif », par une propension à mettre leurs facultés au service de la manipulation et de la domination des autres peuples. Et, concernant les personnes issues des anciennes colonies, si ces êtres intellectuellement inférieurs compensent leur déficit par la force du nombre à laquelle il faudrait, alors, légitimement résister sous peine de « submersion », alors synonyme de danger physique ou d’assurance d’un déclin civilisationnel.
A l’évidence, les interdits s’effritent et finissent par disparaître pour un grand nombre de personnes ordinaires ou de personnages publics. Selon la formule consacrée, les digues ne cessent de sauter et les frontières entre le dicible et l’indicible sont de plus en plus perméables.
Les « théoriciens » de l’inculture et de la dangerosité des « immigrés » passent personnellement très rarement à l’acte. C’est à d’autres, méconnus ou socialement déclassés, qu’il revient de commettre l’acte de séparation brutale avec le reste de la société ou, pour parler comme les psychologues, de commettre une « sortie de scène ».
Bien qu’absolument nécessaire, le recours à la loi ne suffit plus à interdire l’expression de la haine. Ce qui a été dit une fois à haute et intelligible voix peut être dit, par d’autres, une seconde fois et même, dans le pire des cas, être mis en actes.
Face à cette situation qui, laissée à elle-même, ne peut produire qu’une montée des violences racistes, c’est une mobilisation intellectuelle dont notre pays a besoin. L’expression du racisme se déploie sans fard dans l’espace public et médiatique. C’est donc cet espace qui doit être réinvesti. Tout d’abord, pour effectuer une critique rigoureuse des mécanismes discursifs, et dévoiler les fausses évidences ; d’autre part, affirmer une vision du monde qui ne fasse pas du racisme – même élégamment énoncé – la condition sine qua non de la survie de nos sociétés.
Smaïn Laacher estprofesseur émérite de sociologie à l’université de Strasbourg et directeur de l’Observatoire du Fait Migratoire et de l’Asile à la Fondation Jean Jaurès. Il est notamment l’auteur de Le fait migratoire et les sept péchés capitaux (éditions l’Aube, 2022) ; L’Affaire Mila. Victime, agresseurs, haine en ligne (éditions l’Aube, 2022).
Dominique Sopo est agrégé de sciences sociales et président de SOS Racisme