Tribune – A propos de la polémique sur l’« islamo-gauchisme »
Il y a quelques mois, le pouvoir s’est engagé dans l’élaboration d’un « projet de loi contre le séparatisme » dont l’intitulé fut ripoliné en « loi confortant les principes républicains ». Mais foin de détails…
Il y a quelques jours, un professeur de philosophie devenait le centre d’une affaire nationale suite à ses propos sur les progrès de l’islamisme dans la ville de Trappes, notamment au niveau de ses salons de coiffure. Les propos étaient aussi approximatifs qu’inexacts. Mais foin de détails…
Depuis quelques heures, un nouveau monstre a surgi, et ce serait bien plus grave qu’une affaire de salons de coiffure non mixtes : l’Université française serait gangrénée par l’islamo-gauchisme nous disent des gens qui, pour beaucoup, n’y ont jamais mis les pieds ou, alors, il y a de cela quelques décennies ! Rigoureusement circonscrite à la France (mais la France, n’est-ce pas un peu le monde ?), l’affaire serait tellement grave que la ministre de l’enseignement supérieur demande au CNRS d’enquêter sur le sujet (un miracle voudrait que le CNRS, pourtant grandement plongé dans cette Université gangrénée, ne soit pas trop atteint par cette maladie).
La polémique est aussi pathétique que grave.
Rappelons d’emblée que ce que l’on appelle le monde universitaire est, a minima, composé de la recherche, de l’enseignement, de l’activité syndicale et associative ainsi que de la vie étudiante sur un campus. C’est par une volontaire indifférenciation entre ces différentes strates que le confusionnisme peut d’emblée se mettre en place. En effet, on remarquera assez aisément que la ministre pas plus que les épigones de sa démarche d’inspection n’ont été en mesure de citer de travaux scientifiques qui relèveraient de l’« islamo-gauchisme », terme sur lequel je reviendrai plus bas. Alors, on parle de telle action militante menée au sein d’une université, de telle position syndicale, de telle prise de position publique d’un chercheur. Admirable logique que celle dénuée de prémisses !
Mais que nous dit ce terme d’« islamo-gauchisme » ? S’il n’est pas le miroir sémantique et politique, un siècle plus tard, de l’expression « judéo-bolchévisme » comme cela est parfois dit rapidement – et il me semble trop souvent malsainement –, ce terme est en soi un problème.
Avant de m’en expliquer, revenons sur le parallèle avec le judéo-bolchévisme. Si de prime abord, il serait tentant de voir dans les deux expressions un miroir («islamo » renvoyant à « judéo » et « gauchisme » renvoyant à « bolchévisme »), cette tentation est à écarter du fait de son caractère partiellement sinon largement infondé. « Islamo » ne renvoie pas à « judéo » pour au moins deux raisons : « judéo » ne renvoie pas seulement à une religion tandis qu’« islamo » peut, fut-ce par hypocrisie, renvoyer à une idéologie politique censée distinguer ses sectateurs (les islamistes) d’un groupe religieux (les musulmans) là où « judéo » est très explicitement la désignation d’un groupe ethnico-religieux (les Juifs) dont la malfaisance alléguée le désignerait à une juste vindicte populaire. De la même façon, « gauchisme » ne renvoie pas à « bolchévisme ». Au-delà du fait que les bolchéviks dénoncent le « gauchisme », (cf. Lénine : « La maladie infantile du communisme : le gauchisme »), le bolchévisme, à l’époque où l’expression « judéo-bolchévisme » est forgée et propagée (c’est-à-dire aux lendemains de la Révolution d’octobre), représente un pouvoir établi en Russie bien qu’encore très vacillant. Rien de tel avec le « gauchisme », sauf dans les fantasmes extrême-droitiers capables de voir en Emmanuel Macron ou Xavier Bertrand des crypto-gauchistes. Enfin, ce qui lie les deux termes de chacune de ces expressions n’est pas nécessairement de la même nature : les Juifs sont censés inspirer les bolchéviks eux-mêmes réputés être une espèce de bande juive malfaisante. Dans l’expression « islamo-gauchiste », les « islamos » ne sont pas les « gauchistes ». Ces derniers ne procèdent en aucun cas ni ne sont essentiellement composés des premiers. Ils n’en seraient d’ailleurs que les « idiots utiles ». L’expression « judéo-bolchévisme » veut nous dire que le bolchévisme n’existerait pas sans les Juifs qui en sont les concepteurs, les manipulateurs et les agents. L’expression « islamo-gauchisme » signifie que les gauchistes sont dangereux en ce qu’ils font, fut-ce involontairement, le jeu des islamistes.
Mais l’expression parle-t-elle bien des « islamistes » ? Ne parle-t-elle pas plutôt des musulmans ? Car là est évidemment l’un des problèmes de cette expression. Expression chérie de beaucoup de faux-culs, elle est lestée, sinon dans sa genèse mais incontestablement dans son emploi ici et maintenant, d’une dimension raciste. Pas un racisme franc et brutal. Pensez donc ! Pas de ça chez nous ! Mais un racisme insidieux, qui joue des ambiguïtés et, au final, constitue un signe de reconnaissance de celles et de ceux qui se réjouissent d’avoir réussi à imposer dans le « débat » public un terme poisseux dont la dénonciation de la dimension malveillante envers les arabo-musulmans entraînera des cris de fausse vertu. Le terme est d’autant plus poisseux qu’il peut compter sur l’accompagnement de maints « intellectuels » prêts à l’enrober d’une gangue de discours « républicain », « universaliste » et « laïque » dont il est pourtant la parfaite et triple antithèse tant il est le révélateur d’une posture traversée de poujadisme, de négation de l’universalité des droits (« les Arabo-musulmans, ils ne comprennent que la trique », se diront secrètement ces « intellectuels ») et d’une restriction de l’accès à la civilisation à quelques îlots de l’Humanité à laquelle par un heureux hasard appartiennent ceux qui en ont établi la cartographie (quant aux arabo-musulmans, ils accèderont un jour à la civilisation Et ce jour est précis : c’est celui où ils deviendront blancs et catholiques).
Voilà la mélasse dans laquelle l’expression « islamo-gauchisme » plonge un « débat » qui se trouve ainsi abominablement dégradé dans sa qualité et dans sa sincérité. Il est d’ailleurs étonnant que madame Vidal s’y compromette alors qu’elle avait, à l’automne dernier, pris de nettes distances lorsque des propos tenus par le ministre de l’Education nationale avaient déjà suscité un très malsain emballement.
L’expression pose également problème dans l’utilisation du terme « gauchisme », dont on ne saisit pas avec précision ni quoi ni qui il désigne, le périmètre pouvant ainsi avec commodité varier en fonction de celui qui énonce ou de celui qui écoute. S’agit-il de l’extrême-gauche ? Si oui, qui cela désigne-t-il ? Toute l’extrême-gauche, pourtant constituée de nombreuses chapelles, ou certaines des chapelles ? S’agit-il de la gauche ? Si oui, jusqu’où puisque, chez celles et ceux qui emploient cette expression, certains se réclament de la gauche ?
Evidemment, il sera également utile de faire remarquer que la réalité d’alliances naïves, idéologiques, clientélistes ou perverses avec des forces islamistes n’est en rien le privilège de tel ou tel camp politique. Les Etats, y compris l’Etat français qui s’inquiète par voie ministérielle de cet islamo-gauchisme, ne sont-ils pas en lien avec des pays dont les régimes symbolisent l’utilisation brutale de la ressource religieuse que fournit l’Islam aux fins de l’imposition de régimes politiques moyennageux ? Ne sont-ils pas en lien avec des pays qui, au-delà d’être marqués par de tels régimes, financent les groupes propagandistes visant à répandre une approche figée et rétrograde de l’Islam ? Ne sont-ils pas même en lien avec des Etats qui, jusqu’à très récemment, finançaient, plus ou moins directement, le terrorisme international ? Mais, au-delà des relations diplomatiques dont l’on pourrait comprendre qu’elles renvoient à des considérations géopolitiques d’une autre nature que les fondements des comportements politiques internes, ne constate-t-on pas, au sein de notre pays, des alliances objectives sur la base du partage de préceptes religieux réactionnaires, comme on le vit lors des manifestations de contestation de l’ouverture du mariage aux couples homosexuels ? Ne voit-on pas plus que, pour des raisons clientélistes locales, des maires de couleurs politiques très diverses s’acoquinent avec des forces que l’on pourrait sans peine qualifier d’islamistes ?
Dans une scène politique et intellectuelle effondrée, la manipulation des peurs et des fantasmes occupe un espace d’autant plus vaste. L’expression « islamo-gauchisme » renvoie à une peur favorisée par les attentats djihadistes : celle du danger que représenteraient les populations arabo-musulmanes dans un pays qui, du fait de son histoire religieuse, diplomatique, coloniale et migratoire, est traversé de passions particulières à l’endroit desdites populations. Une scène politique structurée, notamment dans sa partie progressiste qui est précisément ces dernières années la partie la plus effondrée, contribuerait à dépasser ces peurs et ces fantasmes qui, attisés par le djihadisme, cherchent à prospérer par l’entremise de forces malveillantes et populistes qui les suscitent, les valident et les répandent.
Pour autant, il est évident qu’une réponse progressiste aux défis que ces manipulations posent ne saurait se contenter d’une dénonciation pavlovienne et caricaturale des manipulateurs de peurs. Car être progressiste, c’est aussi faire preuve de clarté vis-à-vis de ce qui, à gauche, a pu constituer des errements dans le rapport à l’islamisme en vertu de l’« adage » selon lequel « tout ce qui bouge est rouge ». A cet égard, au-delà d’analyses qui sont souvent d’abominables fatras employant un vocabulaire et des concepts à la saveur radicale (les analyses développées sur ce champ par Chris Harman du SWP, même si elles tendent à une certaine sophistication, sont à cet égard symptomatiques au point où, il y a quelques années, les adeptes français du SWP regroupés au sein de « Socialisme par en bas » provoquaient le rire chez celles et ceux, j’en faisais partie, qui connaissaient ce groupuscule), il n’y a rien à attendre de mouvements qui sont matriciellement réactionnaires.
Inutile d’invoquer une prétendue ruse de l’Histoire qui conduirait des personnes entraînées dans un chemin réactionnaire à en être détournées par des gens les accompagnant sur ce chemin de perdition. Inutile de se cacher derrière le racisme – trop souvent réel – du camp d’en face. Inutile de se complaire dans une prétendue compréhension des masses laborieuses (une compréhension dont la force semble d’ailleurs inversement proportionnelle au pourcentage des voix que ces « masses comprises » accordent à celles et ceux qui affirment les comprendre avant et mieux que les autres). Inutile, tout autant, de camoufler un penchant quelque peu paternaliste consistant, en un jeu dangereux, à ne voir dans l’Autre qu’une déclinaison du « bon sauvage », l’amputant d’ailleurs ainsi de l’accès à la complexité de toute personnalité humaine.
Inutile, en somme, de soumettre l’Autre à des analyses que l’on ne semble lui réserver que par la vision foncièrement exotique, fut-elle habillée de radicalité, que l’on en a (ontologiquement « bon », sensible à la « ruse de l’Histoire », prompt à abandonner ses oripeaux culturels au profit d’une lumière nécessairement extérieure à lui-même…). Inutile, enfin, de faire passer pour un geste antiraciste ces lamentables attitudes consistant à chercher à aller s’encanailler avec les populations « outre-périphérique » comme, naguère, les bourgeois allaient s’encanailler dans les faubourgs ouvriers.
C’est aussi avec ces exigences minimales que le camp du progrès pourra à nouveau rayonner et reprendre le chemin d’une hégémonie circonstanciellement perdue. Car, au final, la polémique sur l’islamo-gauchisme n’est pas seulement à analyser dans son essence (malveillante) ou dans sa fonction (un étiquetage de délégitimation) mais également dans la facilité avec laquelle elle touche de larges sphères médiatiques, politiques et intellectuelles malgré la médiocrité et l’amoralité de ses soubassements idéologiques.
Par Dominique Sopo, président de SOS Racisme.