La meute contre Black M : ah, les braves gens !
Après la charge lancée par l'extrême droite contre la venue du rappeur pour commémorer le centenaire de la bataille de Verdun, le président de SOS Racisme exprime colère et stupeur face à ceux qui se cantonnent à leurs peurs.
Par Dominique SOPO, président de SOS Racisme
« L’air empeste. Saturé des effluves de peurs indicibles et de défiances sinon de haines inavouables, il porte en lui l’insupportable.
Dans le clair-obscur que dessinent la crise politique, morale et économique du pays d’un côté, les tâtonnements des nouvelles générations et des nouveaux paradigmes de l’autre, un fait extraordinaire a surgi voici quelques jours. Une fièvre hystérique tout autant que sidérante s’est déclenchée du côté des cérémonies de commémoration du centenaire de la Bataille de Verdun.
Fulgurante, l’affection est partie de l’extrême-droite. A l’annonce d’un concert du rappeur Black M en marge desdites cérémonies, les fascistes et les réactionnaires patentés se sont respectivement dressés comme une seule croix gammée et comme un seul maurassien pour dénoncer l’affront fait aux morts. Ces gens aiment tellement les morts.
Haïr et condamner
Routine habituelle dira-t-on. Car enfin, que l’extrême-droite s’émeuve puis s’époumone face à la présence de Black M en un lieu et à une date symboliques de notre roman national, voilà qui n’a rien de très surprenant. Rappeur, noir et musulman : dans ce cloaque politique, trois illégitimités à opposer et trois bonnes raisons de haïr et de condamner.
Mais, réalité inquiétante, la haine endémique se mua en rejet épidémique selon les axes discursifs des leaders de l’extrême droite. En quête de respectabilité, ces derniers ne pouvaient se permettre la grossièreté raciste. Ils choisirent alors d’exhumer les propos passés de Black M.
Lorsqu’il avait 20 ans, il qualifia la France de « conne ». Héritière d’une Collaboration qui consista à être allemand au moment où il fallait le plus être français, l’extrême-droite feignit de s’en émouvoir, tout à sa fibre patriotique autoproclamée.
En 2010, il scanda avec son groupe Sexion d’Assaut d’intolérables propos homophobes. Lui et les membres du groupe s’en excusèrent et l’affaire fut considérée comme close par les associations LGBT. L’extrême-droite, avec à sa tête Marion Maréchal Le Pen naguère soutien enthousiaste à la très homophobe Manif pour tous, ne manqua pas sur le mode du scandale de remettre lesdits propos en lumière.
Ce sont pourtant ces contenus qu’allèrent puiser dans l’égout frontiste des cercles bien plus larges, a priori formellement éloignés des rivages bruns de notre vie politique.
Se levèrent ainsi les chœurs imbéciles et haineux composés notamment de celles et ceux qui, depuis plusieurs années et au nom de la République, traquent chez les noirs, les arabes et les jeunes de quartier populaire la trace de leur barbarie.
Je ne parle pas ici de celles et ceux qui critiquèrent le choix d’un concert de rap en parallèle de la commémoration de la Bataille de Verdun.
Amplifier et déformer
Cette critique-là je ne la partage pas mais elle s’entend et ne manque pas d’arguments. Je parle de celles et ceux qui s’engouffrèrent et finalement s’abîmèrent dans l’abject, contribuant au passage à offrir une victoire à l’extrême-droite.
Car en quelques heures et avec une frénésie donnant la nausée, tous ces braves gens, qui n’avaient pour la plupart manifesté jusque-là aucun intérêt pour la commémoration à venir de la Bataille de Verdun, s’emparèrent d’un sujet qu’ils amplifièrent sans en atténuer aucune des déformations initiales.
Mais le plus stupéfiant fut la mauvaise foi carabinée. Aussi glissants que des savonnettes, toute invalidation d’une critique contre Black M valut chez eux l’émergence d’une nouvelle critique. Après tout, Black M ne pouvait pas ne pas être indigne de cette commémoration. Il fallait bien qu’il fût coupable de quelque méfait, peu importait lequel.
Pour se défaire du désagréable soupçon d’un racisme ou d’une peur larvés et en général inavoués à leur propre conscience, ils présentèrent des invocations désincarnées à leur dégoût du racisme, qu’ils condamnent (pensez donc, ce sont de braves gens !) mais sans jamais pour nombre d’entre eux le voir nulle part, sauf à la rigueur en référence à des temps révolus, voire immémoriaux.
Black M a tenu des propos répréhensibles dans le passé et s’en est excusé ? Pas grave, marqué à vie ! Comme si l’on avait jusqu’à aujourd’hui enfermé Jacques Chirac dans la figure du raciste pour avoir évoqué « le bruit et les odeurs » en 1991. Ou comme si l’on s’émouvait de la présence de Michel Sardou à une commémoration pour avoir chanté en 1976 le très rafraichissant et inoubliable titre « Au temps béni des colonies ». Arrêtons-là l’énumération. Elle pourrait s’étendre ad nauseam.
Au secours, Daech arrive !
Mais Black M a une triple particularité : il est noir, musulman et chez nos braves gens symbolise les quartiers populaires. Ce qui est vu, parfois à juste titre, comme un simple dérapage chez ceux que l’on estime faire partie du cercle des siens se mue en trait inné d’une barbarie enfin révélée chez l’Autre, moteur à angoisse. Il a dit « koufar » dans une chanson ? Au secours, Daesh arrive ! La chanson étant un des plus gros tubes français de ces dernières années, il était enfin temps de découvrir que le terme entendu par plusieurs millions de Français relevait du scandale. Que dis-je ? Du péril ! Il a chanté que la France était « conne » ? Tremblez ! L’ennemi n’est même plus à nos portes, il est déjà dans nos banlieues. La rumeur dit qu’il roderait déjà à proximité du périph’ extérieur.
Que dire à nos braves gens ? Ceci : ayez honte de cette pente à laquelle vous vous êtes abandonnés. Avez-vous ressenti le ridicule consistant à vous lancer dans la chasse frénétique aux textes d’un rappeur pour nourrir, avec un brevet de « rapologie » forgé à partir de quelques recherches sur Google, une position grotesque, sinon malveillante ?
Ce que vous ne supportez pas, au fond, c’est la France qui change. Je n’ignore d’ailleurs pas les craintes que peut susciter le changement dont une part irréductible relève de l’inconnu. Après tout, ces craintes nous traversent tous, à des degrés divers et selon des modalités qui renvoient à nos trajectoires individuelles, familiales, sociales ou culturelles. Mais ce qui distingue celui qui fait progresser la société de celui qui la leste de ses refus et de ses peurs, c’est le rapport à l’Autre et le degré d’optimisme.
Ce que vous ne supportez pas non plus, c’est cette partie de la France que vous refusez d’entendre lorsqu’elle essaie de verbaliser son mal-être du racisme, de la suspicion ou de la pauvreté. Cette France-là vous parle mais vous ne l’entendez même pas. Quand elle énonce sa soif d’égalité et de dignité, pensez-vous qu’il suffise de dire oui avec la tête pour que nul ne s’aperçoive que vous dites non avec le cœur ? Car faut-il être fermé pour ne même pas avoir retenu les mots, beaux dans leur simplicité, de Black M sur la France à la suite de la sinistre polémique dont vous fûtes. Faut-il être fermé pour ne pas avoir lu ce qu’était sa fierté – que vous vous emploierez sans doute à nier – d’avoir été sollicité pour participer à un petit moment du roman national. Cette fierté, c’est celle après laquelle courent des centaines de milliers, des millions de gamins. Et c’est celle que vous contribuez à nouveau à leur soustraire, tout à votre ivresse de l’écrasement et du maniement d’une chicote qu’en toute hypocrisie vous appelez « République ». Vous prétendez renforcer la République, vous approfondissez la déréliction.
Vous pouvez certes continuer à vous inventer des périls chaque semaine, à croire qu’il n’y en a pas suffisamment de réels. La semaine dernière, avec Black M, rappeur pour jeunes adolescents, le péril était noir. Quel sera le trait du prochain péril menaçant la civilisation ? Musulman ? Arabe ? Rom ?
La civilisation est belle et inattendue. Et elle sera en France faite de blancs, de loulous, d’arabes, de chrétiens, de noirs, d’asiatiques, de vieux, d’athées, de juifs, de musulmans, de jeunes, de roms et de bobos. Tous citoyens, pleinement. Aurez-vous l’honneur et le bonheur de participer à l’épanouissement de cette France-là ? »