L’étrange assignation
Ces dernières heures, maintes personnalités se sont exprimées pour demander que des musulmans dénoncent en tant que musulmans les attentats commis contre l'équipe de Charlie Hebdo et contre des Juifs de l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Sans discuter dans cette tribune de l'étrangeté qu'il pourrait y avoir à enjoindre, je me contenterai de traiter de l'étrangeté par laquelle l'injonction se déploie.
Tout d’abord, à qui pense-t-on en réalité lorsque l’on parle des musulmans? Aux personnes d’origine malienne, sénégalaise ou kurde? Non. Tout le monde pense aux personnes d’origine maghrébine et c’est d’ailleurs à elles que cette injonction s’adresse. Or, il se trouve que nous sommes au cœur d’une réalité que l’on voit s’installer depuis plusieurs années, à savoir la disparition de la figure de l’arabe au profit de celle du musulman. Avez-vous remarqué comme dans notre pays il n’y avait plus d’arabes ou de berbères mais que des musulmans?
Or, cette situation engendre de nombreux problèmes. Le premier d’entre eux, c’est une assignation communautaire à l’endroit de populations auxquelles la seule ressource identitaire qu’on leur reconnait, c’est la qualité de musulman. Comprend-t-on toute l’incongruité qu’il y a à demander à des arabes ou des berbères athées ou laïques de condamner en tant que musulmans des actes qu’ils réprouvent? Si aujourd’hui, vous faites partie de ces gens pour lesquels l’injonction est incongrue, il se trouve que vous vous trouvez dans un immense sentiment de solitude puisque vous n’existez pas dans un espace public puisque, dans cet espace, nul ne semble intéressé par ces profils qui constituent pourtant une immense masse. Tu seras musulman ou tu ne seras point…
Par ailleurs, il se trouve que cette injonction est d’autant plus problématique que, même pour une personne qui se définirait comme musulmane, pourquoi lui intimer au nom de quelle part de son identité elle devrait condamner des attentats ? Une personne de confession musulmane n’aurait ainsi pas le droit de choisir de condamner ces actes en tant que citoyen français, mère de famille, en fonction de son affiliation politique ou de sa ville de naissance? Vous me direz, à juste titre, que cela n’est pas incompatible. C’est vrai, sauf à ignorer que l’assignation religieuse de ces dernières années en direction des populations d’origine maghrébine est une assignation massivement unique, dans laquelle les individus ne se voient plus reconnaître qu’une dimension de leur identité sociale, là où la démocratie nécessite bien plus sûrement une pluralité de fondements à ladite identité sociale.
Cette dynamique enfermante est d’autant plus contradictoire qu’elle nourrit elle-même la dynamique de la crainte de la communautarisation sur une base religieuse, dans un pays qui la redoute tout particulièrement pour avoir jadis été traversé de guerres de religion longues et sanglantes.
Lors de ces jours de manifestations et d’émotions collectives que nous venons de traverser, j’ai entendu beaucoup de témoignages de personnes d’origine maghrébine qui exprimaient, souvent entre les lignes, ce malaise qui ne trouve pas l’espace de son expression. Il faut dire que le malaise s’installe en fonction d’une dynamique extrêmement lourde. Car, depuis plusieurs années, tout semble concourir dans notre société à sa maturation.
Les tenants du repli communautaire chez les musulmans? Ils travaillent à cette assignation religieuse puisqu’en quelque sorte ils voient augmenter leurs parts de marché. Et dans cette assignation monolithique, qu’ils appellent également de leurs vœux, ce sont ces éléments les plus radicaux qui progressivement, au nom du monolithisme en danger, en viennent à donner le « la » du comportement, de la parole ou de la réaction légitimes qu’il convient d’adopter. Tu es musulman? Tu défends Charlie? Alors, tu es un traître aux tiens.
L’extrême-droite et la droite extrémisée? Elles travaillent à cette assignation puisque la redéfinition de l’arabe en musulman permet de se parer des atours républicains d’une laïcité (dévoyée) pour frapper une population qu’il est rédhibitoire sur le plan électoral de démoniser sur une base ethnique. Au Front national et chez ses séides, quel plaisir savoureux que d’avoir trouvé le moyen de passer d’un racisme génétique à un racisme culturel, selon l’évolution que Léon Poliakov analysait dans les dynamiques de racisme du fait de la délégitimation totale du racisme génétique après l’expérience nazie. On remarquera au passage avec intérêt à quel point la nature de la structuration du champ public à laquelle s’attelle le Front national, c’est-à-dire une structuration par la haine de l’autre et singulièrement du musulman, vient conforter le monolithisme évoqué quelques lignes plus haut. Car dans une ambiance lourde de défiance ressentie de la part du reste de la société, la facilité consiste précisément à se dire: « Face au danger, serrons les rangs! ».
Nombre d’élus territoriaux? Ils ont fait le jeu de replis communautaires sur des bases religieuses, ce qui leur permit d’ailleurs sur les dernières années de liquider des associations républicaines et laïques qui structuraient naguère un travail d’éducation populaire émancipateur dans les quartiers populaires. Pourquoi avoir joué ce jeu-là me direz-vous? Pour deux raisons essentiellement, même si bien d’autres pourraient être évoquées. En pensant que les associations communautaristes seraient moins remuantes que ces associations républicaines et laïques qui avaient sans doute à leurs yeux le tort de ne pas être des courroies de transmission totalement fiables. Mais également en mobilisant une ressource de nature à créer un troupeau dont il suffirait alors de s’adjoindre le berger pour l’orienter vers le bon bulletin de vote le jour des élections.
Et puis, il est tellement rassurant de créer les conditions pour que des individus soient uniquement, essentiellement et irrémédiablement musulmans. Car n’est-ce pas là, dans un pays profondément laïque, une assignation utile pour empêcher que ces populations puissent s’intégrer au plus haut niveau de la société?
Alors, évidemment, cela bloque les possibilités d’expression publique de maintes personnes qui, notamment dans un contexte de forte stigmatisation des populations arabo-musulmanes, voudraient avoir la liberté toute simple de pouvoir se définir comme elles l’entendent. Cela empêche également, et de plus en plus, des parties de la jeune génération dans les quartiers populaires de disposer de modèles d’émancipation républicaine et laïque. Cela empêche des personnes de pouvoir même manifester en faveur de Charlie Hebdo puisque, dans un espace qu’on a laissé se structurer sous un impératif de monolithisme, se manifester ainsi expose, répétons-le, au risque de passer pour le traître à sa communauté.
Ces éléments ne sont pas nouveaux et l’alarme est tirée depuis de nombreuses années, notamment par les associations antiracistes et d’éducation populaire. Depuis trop d’années, l’alarme n’a pas été entendue (a-t-elle été écoutée?). Le sera-t-elle enfin?
Par Dominique SOPO
Président de SOS Racisme
Tribune publiée le 14 janvier 2015 dans Le Huffingtonpost