Exhibit B: le révélateur d’un malaise
La performance de Brett Bailey, Exhibit B, a été au cœur d'une polémique vivace ces derniers jours. A ceux qui demandaient qu'un spectacle dégradant pour les Noirs soit interdit répondirent des personnalités et des associations en appelant au respect de la liberté d'expression et défendant éventuellement le bien-fondé et l'efficacité de la démarche de l'artiste sud-africain.
Le principe de la performance mentionnée a été largement évoquée : des tableaux vivants de noirs replacés dans leurs positions d’objets, de dominés et d’humiliés, interpellant par le regard d’acteurs silencieux le spectateur, ainsi invité à ressentir ce que signifie un processus de déshumanisation.
Ce qui est ici en jeu n’est pas l’intention de l’artiste, dont un minimum de bonne foi permet de le classer dans une filiation antiraciste. Déconstruire les préjugés par l’interpellation artistique, quoi finalement de plus légitime ?
C’est d’ailleurs pourquoi, au regard de l’intention et de la réflexion
de l’artiste, l’interdiction de la performance m’apparaît comme
une revendication contre-productive.
Par contre, il serait étrange à maints égards de repousser d’un revers de main les émotions que cette exposition a provoquées chez les Noirs de France.
Cela serait d’autant plus étrange que la performance de Brett Bailey a été conçue pour provoquer des réactions vives chez les spectateurs. Y aurait-il alors des émotions légitimes car attendues et prévues à l’avance, et des émotions qui n’auraient pas droit de cité car exprimées par ailleurs par une catégorie de citoyens dont cette exposition était censée lutter contre une des oppressions historiquement vécues, à savoir ici le processus de chosification et d’humiliation consubstantiel à toute entreprise coloniale ?
L’émotion soulevée doit être analysée pour ce qu’elle révèle des structures et de la conjoncture dans lesquels cette performance s’inscrit.
Les structures, c’est une trop large exclusion, dans les milieux artistiques et intellectuels, de la parole de Noirs de France dont la mise en scène de la passivité dans le cadre de cette exposition fait ressurgir un malaise qu’il serait folie de ne pas vouloir voir. Le processus de déshumanisation vécu par les Noirs soumis à l’entreprise coloniale et au système esclavagiste reste un processus agissant sur le plan psychologique car ayant posé comme une recherche centrale de l’identité de maints individus se vivant comme les héritiers de cette histoire douloureuse celle d’une dignité bafouée et dont l’effectivité est sans cesse questionnée.
La conjoncture, c’est celle d’un racisme qui ressurgit et s’épanouit dans les formes discursives les plus violentes et les plus décomplexées. Christiane Taubira comparée à une guenon et invitée à manger des bananes. Propos d’un pseudo-intellectuel, obligeamment relayés par les médias et revendiquant la légitimité de la vision inégalitaire de l’Humanité.
Montée d’un parti d’extrême-droite – le Front national – dont le racisme reste une matrice fondamentale. Déversement de haines racistes sur les réseaux sociaux. Panne des logiques d’égalité raciale, pour ainsi dire abandonnées par les pouvoirs publics, au-delà de quelques discours aussi convenus dans la formulation que nuls dans leurs effets.
Cette structure et cette conjoncture, voilà les piliers du contexte dans lequel l’œuvre de Brett Bailey a surgi sur la scène artistique francilienne. Et voici aussi les raisons pour lesquelles elle a servi de point de cristallisation de frustrations, de colères et de peines qui ne trouvent pas les chemins de leur expression.
Fallait-il demander l’interdiction de l’œuvre de Brett Bailey ? Non, car la censure n’entre pas ici dans le cadre de sa légitimité.
Mais s’appuyer sur ce qu’elle a pu soulever en matière de ressenti et de réalité du racisme et de l’infériorisation, voici ce qui a à ce stade été plutôt raté, par une certaine condescendance des programmateurs et des commentateurs. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire…
Dominique Sopo
Président de SOS Racisme