Déplacer la ferme porcine hors du site du camp de concentration de Léty, une question de dignité

Il y a, au cœur de l’Europe, le site d’un camp de concentration sur lequel a été installée une ferme industrielle porcine.

Sur les grilles de celle-ci, un panneau avec le drapeau de l’UE. La ferme reçoit en effet des subventions européennes dans le cadre de la Politique Agricole Commune. Le caractère difficilement accessible du lieu, qui oblige à marcher une demi-heure au milieu des herbes hautes, parfois dans la boue même en plein été, pour atteindre une clairière en lisière du site du camp au milieu de laquelle est implanté un unique panneau explicatif, contribue à l’effacement de la mémoire du crime, au défaut de transmission de l’histoire. La présence de cochons, la saleté et l’odeur nauséabonde qui règne souillent la mémoire des disparus et attente à leur dignité comme à celle de leurs descendants.

C’est à Léty, en République Tchèque, à une heure de route au sud de Prague. Là, le camp établi en 1939 pour y détenir différents types de prisonniers a été transformé en camp de concentration exclusivement pour Roms de juillet 1942 à sa fermeture en août 1943. Des centaines de Roms y ont été réduits à l’état de travailleurs forcés, sont morts sur place ou en déportation à Auschwitz-Birkenau.

Ce « locucide », c’est-à-dire ce crime contre le lieu, résonne avec le génocide dont les Roms ont été victimes durant la Seconde guerre mondiale. Il fait écho aux persécutions et aux discriminations dont ils sont toujours les cibles aujourd’hui en Europe. Il symbolise le manque de connaissances relatives à ce pan de l’histoire européenne.

Alors que les différentes expressions du racisme se déploient sur notre continent traversé par une crise d’identité, une crise des valeurs en même temps qu’une crise économique, sociale et institutionnelle, la virulence du racisme anti-Roms, tout comme de l’antisémitisme, trouve une partie de son explication dans un certain effacement de la mémoire du génocide des Roms et de la Shoah.
En effet, les rescapés disparaissant, c’est la mauvaise conscience de la civilisation européenne, qu’ils représentent, qui s’estompent. Or la mauvaise conscience est ce qui permet d’empêcher le passage à l’acte. La violence se libère donc, et si elle frappe aujourd’hui avec autant de force les communautés roms et juives, c’est parce qu’elles sont symboliquement les premières héritières-témoins, les premières représentantes de cette mauvaise conscience européenne, c’est-à-dire les premières empêcheuses de persécuter en rond.
Ainsi, l’effacement de la mémoire, le défaut de transmission de l’histoire et le négationnisme apparaissent comme des éléments favorisant le déploiement actuel du racisme et de l’antisémitisme.

Aussi, mettre fin au locucide de Léty, ce serait lutter contre le racisme, contre les discriminations, contre les préjugés empreints d’ignorance qui sévissent à l’encontre des Roms. Ce serait faire progresser la connaissance, la justice, l’égalité. Ce serait faire transmission envers les générations actuelles et futures, en leur permettant de se défaire de l’héritage de la persécution, de se libérer du poids étouffant d’un passé funeste. En peu de mots, ce serait donner corps à l’esprit de la Roma Pride, mobilisation contre le racisme, pour l’égalité et la dignité pour laquelle Roms et non-Roms s’engagent ensemble dans plus de vingt pays d’Europe et au-delà chaque premier dimanche d’octobre depuis quatre ans.

Mettre fin à la souillure Léty en va de notre dignité à tous.
C’est pourquoi, à l’occasion de la Roma Pride, nous demandons au Président du Conseil de l’Union Européenne M. Tusk, au Président de la Commission Européenne M. Juncker, au Président du Parlement Européen M. Schulz, ainsi qu’au Premier Ministre tchèque M. Sobotka d’agir pour enfin mettre un terme au locucide que représente la souillure de Léty.
Concrètement, cela signifie déplacer la ferme industrielle porcine pour y ériger un lieu de mémoire et de transmission qui soit décent, contrairement à la stèle actuellement installée sur des fosses communes, à quelques centaines de mètres du site. Cela signifie également soutenir des recherches pour retrouver tous les corps et leur offrir la sépulture qu’ils méritent, et pour connaître l’entièreté de l’histoire de ce lieu et des individus qui y ont vécu et qui y sont morts.

Pour ce faire, des fonds sont disponibles. Il suffirait par exemple d’utiliser une partie des centaines de millions d’euros du budget européen destinés à l’insertion des Roms qui, chaque année, restent à Bruxelles faute d’avoir été sollicités par les Etats membres ou leurs autorités locales. Ne manque que la volonté politique d’agir.

C’est en faisant œuvre de dignité que le projet européen retrouvera le souffle dont il a aujourd’hui tant besoin, qu’il pourra répondre à la crise des valeurs dans laquelle nous nous trouvons et qu’il donnera aux générations actuelles et futures la possibilité de se projeter vers l’avenir avec un enthousiasme renouvelé. Ce chemin de dignité passe aujourd’hui par Léty.

Par :
Benjamin Abtan, Président du Mouvement antiraciste européen – EGAM, Miroslav Broz, Président de Konexe (République Tchèque), Marian Mandache, Directeur de Romani Criss (Roumanie), Dominique Sopo, Président de SOS Racisme (France), Deyan Kolev, Président de Amalipe Roma Center for Interethnic Dialogue and Tolerance (Bulgarie), Bernard Kouchner, Ancien Ministre des Affaires étrangères, fondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde (France), Kim Campbell, Ancienne Première Ministre du Canada, Présidente du World Movement for Democracy (Canada), Kinga Goncz, Ancienne ministre des Affaires étrangère, Présidente de « Roma Initiatives » (Hongrie), Beate et Serge Klarsfeld, Fils et Filles des Déportés Juifs de France (France), Dario Fo, Prix Nobel du Littérature (Italie), Miguel Angel Moratinos, Ancien ministre des Affaires Étrangères et de la Coopération (Espagne), Jeno Setet, Leader des droits civiques des Roms (Hongrie), Jovan Divjak, Ancien général commandant le 1er Corps d’Armée de l’armée de la république de Bosnie et d’Herzégovine, défenseur de Sarajevo assiégée, Directeur Exécutif « Education Builds Bosnia and Herzegovina » (Bosnie et Herzégovine), Markus Pape, Journaliste, écrivain (République tchèque), Paul Polansky, Historien (Etats-Unis, République Tchèque), Richard Prasquier, Vice-président de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (France), Ryszard Czarnecki, Vice-Président du Parlement Européen, Député Européen (Pologne),

Appel soutenu par 79 députés européens et membres de parlements nationaux, de 22 pays, et par des intellectuels, maires, artistes et militants antiracistes et pour les droits de l’homme, d’organisations roms ou non, venant de plus de 30 pays, d’Europe et au-delà.

Liste complète des signataires sur www.egam.eu.

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