1er concert de SOS Racisme à la Concorde : Je suis né à quinze ans c’était le 15 juin 1985

Je suis né à quinze ans. Plus exactement, à quinze ans moins trois semaines. Le 15 juin 1985. Je suis collégien dans une petite ville de province. Je travaille très bien et fais la fierté de mes parents. Je suis enfant de chœur à l’Eglise et me destine à la prêtrise. Mais je ne suis pas encore né. Je n’ai pas de conscience. Je traverse le monde qui m’entoure avec une relative indifférence.

Avec les copains, je parle Top 50, foot. Le racisme ? Les banlieues ? c’est si loin de moi…cela ne me concerne pas.

J’entends bien quelques propos en famille, de la part d’un ou deux oncles qui votent pour un nouvel homme politique, un grand blond, Jean-Marie Le Pen. L’un a découvert des portugais qui volaient des fruits dans son jardin et a pris le fusil. Heureusement qu’il ne sait pas viser. L’autre pour motiver ses enfants à étudier, les menace de finir avec «un travail de bicot».

Je suis très populaire au sein de ma classe parce que je raconte des blagues. Ma préférée c’est celle de Mamadou qui doit épouser une blanche, le père de la fille ne veut paset lui impose des tas d’épreuves que Mamadou réussit. Alors le père lui dit qu’il ne mariera sa fille qu’à un homme qui a un sexe de 30 cm. Et Mamadou répond « Mamadou aimer ta fille, alors Mamadou couper 10 centimètres ».

Mes copains se nomment Georges, Arnaud, Fabrice ou Laurent. Mes copines, Catherine, Delphine, Caroline. Il y a bien aussi Samia, Hassan, Boskurt et Bamby dans ma classe, mais avec eux, on ne se mélange pas.

Bamby il est nul partout mais super bon en foot. Mais c’est normal, il est noir !

Je suis délégué de classe. En ce 15 juin 1985, le Conseil de fin d’année est déjà passé, et Samia est déçue:  les profs ont décidé de l’orienter vers le lycée technique pour une formation de secrétariat. «Elle est arabe, quoi d’autre ?» ont-il dit. Et moi délégué de classe je n’ai pas relevé. Samia avait le niveau pour passer en seconde, et c’est ce qu’elle voulait. Pas ma faute. C’est comme ça.

Ce 15 juin 1985 je suis monté à Paris chez des amis de mes parents. Il fait beau. Il est environ 17 heures. Je marche vers la place de la Concorde. Je vois un flot de personnes qui s’y dirige, alors je le suis. Mais où donc vont tous ces gens ?

La Concorde 85Un jeune à peine plus âgé que moi, m’interpelle: « viens, suis nous, il y a un concert, Coluche, Indochine ».

Coluche, Indochine ? Chic alors tout ce que mes parents détestent.

Je hâte le pas. Sur place, le choc. Une foule que l’on ne saurait dénombrer. Une foule comme je n’en ai jamais vue, sauf sur des photos de la libération de Paris. Tout ce monde pour Coluche et Indochine ?

Et c’est là que je suis né. Par césarienne.

A la tribune, un jeune homme. Basané. Il se prénomme Harlem. Comme les Harlem Globe trotters, des basketteurs américains que j’ai vus dans un dessin animé. Harlem m’a mis au monde. Il a crevé ma bulle, et j’ai ouvert les yeux.

Il parle d’amitié, de fraternité. Il dit que nous sommes tous égaux. Il dénonce les discriminations. Ici, En France, berceau de la déclaration des Droits de l’Homme. Harlem m’ouvre à un univers qui m’était inconnu.

D’autres intervenants se succèdent à la Tribune. J’ai des frissons, et soudain je chiale comme un môme. Que je suis.

Je regarde enfin autour de moi: ces dizaines, ces centaines de milliers d’hommes et de femmes de toutes les couleurs. On se croirait dans mon collège mais en inversé. Moi le blanc, autour de moi dans ce coin de foule je suis en minorité. Sauf qu’ici on se mélange volontiers à moi et qu’on m’accueille.

Sur la scène, un chanteur à la voix d’accent du sud-ouest chante « personne ne t’aide, si tu t’appelles Saïd ou Mohammed ». Je repense à Samia, et j’ai honte de moi. Je ne peux pas dire que je ne savais pas.

Guy Bedos toise l’obélisque de la Concorde dressé: « c’est pas très catholique, ça… »

On me donne un badge blanc et rond, avec des jeunes de toutes les couleurs sur la même mobylette. Il y est écrit « la France c’est comme une mob, pour la faire avancer, il lui faut du mélange ».

J’achète une petite main jaune. Puis une autre, noire. Puis une verte. Je les veux toutes ! dessus, un nom: SOS RACISME. Et un slogan qui claque comme un étendard au vent : « touche pas à mon pote ».

Mes potes, jusqu’à présent, c’était Georges, Fabrice, Laurent, Arnaud. Maintenant ce sont aussi Hassan, Boskurt, Bamby et Samia.

Ce 15 juin 1985, j’ai trouvé une nouvelle famille.

Merci Harlem, merci à vous tous qui étiez là, sur la tribune, dans la foule. En ouvrant ma conscience de jeune con blanc de 15 ans, vous m’avez mis au monde.

Un an plus tard, je suis confiné à la maison pendant les blocages de lycées et les manifestations contre la loi Devaquet.

Mais je ferai le mur pour défiler en mémoire d’un pote. Malik Oussekine.

Je suis né à quinze ans. C’était le 15 juin 1985.

 

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